
Le vieil homme regarda son roi, bien posé en E1 puis la reine de sa femme et il sut que ce n’était qu’une question de temps pour le voir plier l’échine, il prit alors la pièce dans ses mains et décida qu’il était maintenant temps de couronner la sépulture de sa reine avec le seul roi qu’elle n’avait jamais fait tomber.
*
(suite)
Il était prêt de 11h00 du matin quand le vieil homme revint faire un tour au square du centre-ville. Octavio était là, un livre dans la main et il lisait à haute voix, faisant sourire les passants qui n’avait pas l’habitude d’une telle désinvolture.
Le vieil homme était préalablement passé par le cimetière où il avait déposé son roi sur le tombeau de sa femme. Il fut donc abasourdi lorsqu’il vit le poète le saluer de loin tout en s’empressant de sortir un jeu d’échec de son sac en lui faisant des signes de la main.
― Comment allez-vous Monsieur Chrysanthème?
Très heureux de vous revoir… Je suis certain que vous savez jouer aux échecs et j’ai justement besoin d’un partenaire… Les gens oublient un peu les fleurs quand le temps est gris, j’ai donc tout mon temps… Venez ici près de cette table, nous serons un peu en retrait pour vos allergies, lui dit-il en laissant sa chaise et ses bouquets loin derrière. Vous avez vu les résultats sportifs ce matin ou je vous en fais le résumé…
Le vieil homme fut incapable de parler. Il aurait voulu fuir, mais il semblait hypnotisé par les mains agiles d’Octavio qui déposaient déjà chacun des pions sur l’échiquier sans même les regarder. Toutes les pièces étaient maintenant placées sauf la reine blanche qui trônait toujours au milieu du jeu.
— Il ne faut jamais toucher la Reine de son adversaire, dit-il. C’est sa plus grande force, mais aussi sa plus grande faiblesse…
― Je ne sais pas jouer, lui dit le vieil homme d’une voix qui ne pouvait cacher son émoi.
― Ce n’est pas très compliqué… Je peux vous montrer si vous le voulez… Octavio ne laissa pas le temps à son adversaire de répondre qu’il enchaînât avec ses explications. C’est un jeu merveilleux qui est une sorte de représentation de notre système politique actuel…
Le vieil homme qui était toujours paralysé ne sembla pas prêter attention à cette curieuse analogie.
— Prenez ces pions par exemple, banale petite pièce qui se déplace uniquement vers l’avant, mais une seule case à la fois sauf pour leur premier déplacement où ils ont droit à deux… Ils sont souvent confinés à l’immo-bilité et qui dit immobile dans notre monde dit aussi vulnérable… Les pions sont donc souvent les premiers sacrifiés, mais ils leur arrivent aussi de surprendre… Les têtes dirigeantes les ont bien à l’œil et c’est par eux qu’ils font faire leur sale besogne… Il arrive toutefois qu’à force d’éclat de génie, un pion puisse un jour devenir reine et dans de telles conditions, sa vengeance envers tous ceux qui l’ont regardé de haut au cours de sa vie devient terrible…
Les deux hommes échangèrent un regard, mais le poète continua aussitôt ses explications.
— Tout juste derrière les pions, il y a deux types de pièces bien différentes l’une de l’autre, mais avec le même genre de pouvoir… Ce sont les cavaliers et les fous… Le cavalier est une pièce qu’il faut toujours surveiller, car il aspire au pouvoir et valse sur l’échiquier de manière subversive toujours en trois temps… Deux pas dans une direction et un dans l’autre est sa danse… Ses mouvements le rendent donc diffici-lement atteignable, mais ils ont peu de poids pour les dirigeants si ce n’est que celui d’effrayer plus souvent qu’autrement les simples pions… Les fous pour leur part sont les artistes du jeu… J’aime bien ces pièces qui ne se dirigent jamais en ligne droite, mais plutôt de côté et parfois en faisant des sauts extraordinaires… Ils voyagent souvent partout sur le jeu et les dirigeants adverses les ont toujours à l'œil, car leur vision cartésienne des choses est en complète opposition avec cette liberté que prend le fou au cours d’une partie… C’est une pièce qui a besoin d’espace pour affirmer son potentiel et n’est jamais vulnérable devant la rationalité d’un pion qui le menace, mais il se met à douter dès que deux pions s’alignent sur son chemin… Le fou change alors de route comme de stratégie…
Le vieil homme se laissa lentement emporter par les explications farfelues du poète et prit de plus en plus plaisir à l’écouter.
― Il nous reste les tours avant de parler des deux pièces les plus importantes du jeu… Les tours sont arrogantes par leur prestance, car elles sont comme des fous, mais qu’on aurait soigné… Elles se déplacent partout sur l’échiquier, mais toujours en ligne droite… Elles deviennent donc les gardiennes de la monarchie, mais aussi celles qui seront sacrifiées en cas de menaces extrêmes… Elles sont parfois les confidentes du roi, pour ne pas dire ses amantes à force de le côtoyer de si près et c’est par eux que survient souvent la victoire comme la responsabilité de la défaite… Mais que dire de la fameuse reine justement… Cette pièce qui dépasse d’une tête son époux est une des rares femme sur le terrain et comme toutes les femmes, elle représente à elle seule toute la splendeur du jeu par la grâce de ses mouvements infinis, mais aussi par sa cruauté perfide envers tous ceux qui se dressent sur son chemin… La reine est la vraie tête dirigeante du jeu tout en donnant l’impression à son impotent mari que c’est lui qui prend les décisions… Celui-ci passe la majorité de son temps inactif… On le verra parfois courir d’une case à l’autre et réclamer de l’aide en fin de partie, mais dans de telles circonstances, sa vie ne tient souvent plus qu’à un fil qui l’empêchera définitivement de bouger…
Le vieil homme ne put s’empêcher d’applaudir sponta-nément à la fin des explications. Ce n’était pas sa femme qui prenait place devant lui, mais bel et bien un poète fou qui semblait en mesure de donner un sens différent à ce jeu.
— Vous m’avez convaincu… Je crois que je vais accepter votre invitation… Jouons une partie!
Les deux hommes passèrent le reste de la matinée à jouer comme deux gamins, se découvrant une passion commune.
(À suivre)
* Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase.
Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister...
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hello!
RépondreEffacerj'adore la description du jeu d'échec par le poète fou... me voici captivée par ce récit!
chapeau bas l'artiste!
salutations de Suisse
Nathalie
Les échecs de la folie comme un jeu de la vie :)
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