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Samedi…
Il est 7h30 du matin. La main de Monsieur Coton est toujours déposée sur la cloche de son réveil. Il reste là, sans bouger, frappé d’une soudaine stupeur.
Son regard se pose sur les différents aspects arides de sa chambre comme s’il les voyait pour la première fois. Il tente vainement de retomber dans la neutralité d’esprit de jadis, mais en vain. — La capacité de perception et d’analyse de l’être humain dépasse largement ses pouvoirs. Ce qui fait en sorte que certaines choses qu’on a prises toute une vie à bâtir peuvent parfois s’effondrer comme des châteaux de cartes en un seul instant. —
Monsieur Coton se lève finalement et cherche à se concentrer sur chacun des gestes répétitifs qu’il a l’habitude de faire le matin. Il croit pouvoir ainsi replonger dans sa routine, mais il réalise rapidement l’incongruité de la chose. C’est en analysant chacun de ses gestes avec minutie qu’il constate le côté étrange de plusieurs d’entre eux; celui de faire griller son pain uniquement d’un côté, ou de se verser un verre de jus d’orange sans pulpe à travers un tamis au cas ou…
Comme chaque matin avant de quitter, il se contemple dans la glace, mais cette fois-ci, il reste amer devant le reflet de son image décharnée. Monsieur Coton se sent plus vieux qu’à l’habitude et déteste pour la première fois la coupe de son complet gris qui tombe sur ses épaules comme un linge mouillé sur sa corde. Il tente vainement de gonfler sa poitrine et de s’envoyer son plus beau sourire, mais il ne reçoit que l’image d’un homme profondément perturbé.
— Bonjour Jean! Eva-Nescencia était resplendissante comme à son habitude.
— Bonjour Mademoiselle Eva, vous travaillez encore aujourd’hui… Vous n’avez donc jamais de congés? dit-il d’une voix qu’il tentait faussement de rendre désintéressée.
— Non, pas de vacances pour moi… Je vis à Paris depuis peu et le coût de la vie est terrible ici… Je dois donc travailler le plus d’heures possibles…
Monsieur Coton c’était installé à sa table, mais il avait choisi de s’asseoir pour la première fois sur la chaise du côté gauche qui allait lui permettre de contempler beaucoup plus facilement les allées et venues de la jeune femme.
Alors qu’Eva déposait une quiche lorraine devant lui, Monsieur Coton observa discrètement le pendentif qu’elle portait à son cou. Il put très bien distinguer le petit coffre argenté de forme ovale, sculpté de motifs anciens et finement attaché à une chaîne d’or, mais sa timidité fit en sorte qu’il n’osa pas porter son regard directement sur le cou de la jeune femme. Il avait remarqué le bijou dès leur première rencontre, mais n’avait encore jamais osé lui en parler.
— Vous savez Eva-Nescencia que ce pendentif vous va très bien…
Monsieur Coton regarda timidement le triangle que formait le bijou à son cou, donnant la touche finale à cette œuvre qu’il avait sous les yeux comme une cadence parfaite déposée sur une symphonie de cristal.
Elle approcha son visage du sien et lui chuchota :
— Ne le dites à personne, mais ce bijou fait partie d’un trésor… et pas n’importe lequel, celui de Rakam le rouge…
L’éclat de son rire fut contagieux et Monsieur Coton se surprit lui-même à rire de vive voix et non pas à sourire timidement comme à son habitude.
— En fait, ce bijou est un véritable trésor à lui seul… Il a d’abord été offert par mon arrière-arrière-grand-père russe à sa femme, avant même le règne de Lénine et de sa Révolution… Depuis, il passe de génération en génération et c’est mon papa qui l’a reçu à la mort de sa mère puisqu’il était enfant unique… Il me l’a offert pour mon dix-huitième anniversaire et je ne m’en suis jamais séparé depuis… Je sens une sorte d’apaisement en me disant qu’il garde probablement les vestiges de tous ceux qui l’ont porté avant moi, ceux à qui je dois ma présence ici sur terre… Vous allez me trouver ridicule, mais c’est un peu comme mon ange gardien…
Eva porta la main à son cou et prit doucement le pendentif entre ses doigts. Leur regard se croisa l’espace d’un moment.
Monsieur Coton ne put la quitter des yeux. Il était totalement obnubilé par la fragilité de cette jeune femme à cet instant et par le fait qu’elle venait de partager un de ses secrets avec lui.
— Il est magnifique! dit-il d’une voix qui ne pouvait que trahir son emportement.
Il aurait aimé figer cette parcelle d’éternité non pas comme un simple souvenir en lui, mais plutôt comme le chef-d’œuvre d’un peintre qui venait de réussir l’exploit d’ajouter une âme à son tableau.
Monsieur Coton quitta le restaurant, transporté par une puissante sensation de bien-être qui le porta jusqu’au libraire du coin. Il voulait y acheter une copie neuve de « L’angoisse du roi Salomon » pour en faire la lecture à Chopin le lendemain. Il espérait ainsi qu’Eva allait accepter cette nouvelle copie pour qu’il puisse conserver l’exemplaire qu’elle avait bercé dans ses mains et qui l’avait tant ému.
(À suivre)
* Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase.
Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister...
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