Le temps s’était passablement rafraîchi au cours de la nuit et on sentait une pointe automnale se profiler dans le bleu acier du ciel. Cédrika était de retour à son travail et se sentait beaucoup mieux que la veille. Elle eut toutefois un pincement au cœur en regardant les immenses tournesols qu’ils avaient reçus et qui annonçaient très bientôt la véritable fin de l’été. Il ne restait plus qu’une quinzaine de jours avant que le kiosque ne ferme ses portes pour profiter du long silence hivernal. C’est dans ce même élan de nostalgie qu’Octavio se présenta pour acheter ses fleurs. Cédrika retrouva aussitôt son sourire en l’apercevant.
(suite)
— Si ce n’est pas mon poète préféré… La jeune femme sentit toutefois une certaine langueur chez son ami. Vous allez bien?
― Merveilleusement bien, dit-il d’un ton qui ne pouvait cacher son manque de conviction.
― Je ne crois pas que nous donnons le même sens aux mots « merveilleusement » aujourd’hui…
― Bah… Je me sens simplement un peu plus mélan-colique qu’à l’habitude avec le changement de saison… Mais tu sais, la mélancolie est un sentiment qui a beaucoup de similitudes avec celui du bonheur… Je me sens donc merveilleusement bien puisque je suis encore plus fragile qu’à l’habitude…
― Ça vous arrive parfois de ne pas savoir comment exprimer ce que vous ressentez, dit-elle en riant. Car je crois que j’aurais besoin de cours intensif… Vous avez tellement toujours réponse à tout…
― Le problème, c’est que chaque réponse engendre des dizaines d’autres questions et dans ton cas, ce ne serait pas à conseiller…
Ils se mirent tous les deux à rigoler, mais le regard d’Octavio se fixa un long moment sur les bouquets de marguerites qu’elle venait de préparer.
― Une chose est sure, c’est qu’on ne doit pas s’ennuyer dans votre tête, lui dit la jeune femme.
― Ce serait triste si c’était le cas… Mais toi ma jolie reine, tu sembles aller beaucoup mieux?
Cédrika était effectivement lumineuse. Elle avait eu de bonnes nouvelles de sa mère au cours de la matinée, puis Gabriel lui avait téléphoné pour l’inviter à manger dans un restaurant de sushis un peu plus tard.
— Je me sens mieux… Ma maman a subit sa première séance de chimio thérapie hier et elle n’a pratiquement pas ressenti d’effets secondaires aux traitements… Son médecin a dit que c’était un signe encourageant…
Octavio ne put s’empêcher de penser au médecin de Gaïa qui n’avait malheureusement pas été aussi optimiste dans son diagnostic. Un cancer des ovaires venait de la rendre stérile en plus de menacer sérieu-sement sa vie.
― Quelle bonne nouvelle, finit-il par dire. Tu vois, c’est souvent ainsi l’automne… Il y a des couleurs qui restent, d’autres qui se mettent à exister, mais il y a toujours de grands changements… Tu savais que le mois de juillet est généralement le mois où il y a de plus de naissance dans une année? Si tu fais le calcul, on peut donc en conclure que l’humain fait plus souvent l’amour au mois d’octobre que dans tous les autres mois probablement avec l’espoir inconscient de continuer à exister à travers les yeux de leurs enfants… Nous nous imaginons peut-être devenir un peu comme ces feuilles qui finissent par tomber, mais qui à travers la mémoire des autres, perdurent un peu tout en devenant une sorte de soutien de cet immense arbre qu’est celui de l’humanité…
― Il n’y a que vous pour imaginer de telles choses, mais c’est très joli comme image…
― Ce n’est pas moi qui imagine, c’est nous qui sommes faites ainsi… On ressent beaucoup plus inten-sément le poids de notre existence et la fragilité de celle-ci pendant cette saison…
― Parlant d’enfant, je ne vous ai jamais demandé si vous en aviez eu? Je vous imagine très bien en père…
Octavio resta paralysé. Cédrika avait les yeux plongés dans un sceau de fleurs et ne put lire le désarroi total qu’avait provoqué sa question chez son ami, mais en levant la tête vers lui, elle sentit le poète ébranlé. Celui-ci retrouva toutefois sa contenance habituelle en répliquant avec une de ces petites phrases philoso-phique dont il connaissait le secret.
― Les enfants, pour en avoir, il faut les mériter, dit-il avec une fausse modestie.
Cédrika n’osa pas pousser plus loin la discussion. Octavio en profita pour changer rapidement de sujet.
— Je vais te prendre des tournesols aujourd’hui… Les gens seront heureux de recevoir un de ces petits soleils de poche qui leur rappellera l’été qui vient de nous quitter…
― Vous croyez que c’est définitif ce temps? Il faisait encore si chaud hier…
― Je ne suis pas une marmotte, mais j’ai l’impres-sion que l’automne est maintenant là pour rester…
― C’est ce que je me disais aussi, mais bon, j’espérais… Au moins, le soleil est toujours au rendez-vous… Ce ne sera pas facile encore une fois cette année de fermer le kiosque et de quitter jusqu’au printemps…
― Tu vas me manquer ma petite reine… lui dit le poète d’un ton qui ne pouvait cacher son émoi.
― Vous allez me manquer aussi… Si vous saviez… Qu’est-ce que je vais devenir sans mon confident, ni mon partenaire de théâtre?
L’homme aux fleurs lui fit un clin d’œil en signe de remerciement pour toutes ces petites choses qu’ils avaient échangé ensemble au cours de l’été.
― Nous n’en sommes pas encore à la fermeture alors laissons de côté nos regrets et profitions un peu des couleurs de l’automne qui commencent à poindre, lui dit-il en regardant les feuilles du tilleul qui avait pris une teinte caramélisé sous la lumière du soleil.
― Merci à vous, lui répondit-elle en le regardant avec une très grande reconnaissance.
D’un élan spontané, Cédrika sortit une marguerite d’un de ses bouquets et l’offrit à Octavio. Les yeux du poète se mirent à briller de cette curieuse lumière intérieure que l’on retrouve parfois dans le regard de ceux qui savent donner une valeur particulière aux gestes les plus simples. C’était la première fleur qu’on lui offrait depuis des années.
*
(À suivre)
Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase. Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister... Si vous aimez cette histoire, vous n'avez qu'à cliquer sur ( Email to a friend) situé tout juste en bas de ce texte pour le partager et n'ésitez pas à laisser un commentaire sur le blog. J'adore vous lire!