Il but son thé silencieusement, puis il prit celui de sa femme qui était maintenant rendu froid et le but d’un trait. Il colla alors quelques nouvelles photos puis quitta péniblement l’endroit en laissant toutefois l’autre choco-latine intacte sur le monument. Qui sait si le faux Chopin n’allait pas venir ainsi lui tenir compagnie.
(suite)
*
Nous étions samedi et la journée était ensoleillée, le vieil homme en profita pour passer par le parc des enfants. Il resta là un long moment à observer leurs jeux, puis continua son pèlerinage quotidien vers le square du centre ville en prenant quelques photos ici et là.
Comme toujours, Octavio était au rendez-vous et semblait user de tout son emportement devant une femme à qui il venait d’offrir une fleur.
─ Tiens, si ce n’est pas mon bon ami, lui dit le poète.
Le vieil homme fut le premier cette fois-ci à lui tendre la main.
─ Comment allez-vous aujourd’hui? Dit l’autre en déposant ses bouquets de fleurs.
─ Pas si mal, et vous?
─ Merveilleusement bien… Vous avez vu comment les couleurs sont apparues dans les arbres en moins d’une semaine? J’adore ce spectacle!
─ Bah… Toutes ces couleurs indiquent aussi que les feuilles vont bientôt tomber…
─ Ne soyez pas si pessimistes, les feuilles sont exactement comme les humains… Elles sont à leur apogée de fragilité et de mystère quand elles naissent sous la forme d’un bourgeon, mais aussi quand elles se colorent avant de faire le grand saut final… C’est un peu comme ces gens qui vont dans les églises habillées de leurs plus beaux vêtements… On dirait qu’ils se préparent inconsciemment pour affronter leur mort, mais c’est surtout pour bien paraître devant les portes du paradis qu’ils font ainsi…
─ Je préfère de loin les bourgeons, lui dit le vieil homme d’un ton bourru.
─ Le printemps est effectivement une saison magni-fique… Les bourgeons deviennent même parfois de très jolies fleurs éphémères qui tombent comme l’enfance en nous… Les feuilles retrouvent ensuite certains vestiges de ce passé alors qu’elles resplendissent de tout ce qu’elles ont vécu pendant l’automne… Mais je vous l’accorde, la naissance à quelque chose d’une grande pureté…
Les deux hommes contemplèrent un instant les immenses Tilleuls qui se gorgeaient de la lumière du soleil. Leurs feuilles d’un jaune vif éclaboussaient le square d’un éclat presque irréel.
─ Vous avez des enfants? Lui demanda le vieil homme.
Octavio regretta d’avoir lui-même amené le sujet de la naissance dans leur conversation.
─ Non… Et vous?
─ Malheureusement non… Ma femme et moi avons peut-être trop attendu… Quand son horloge biologique a sonné, nous avons essayé, mais elle n’est jamais parvenue à tomber enceinte… Je m’en suis longtemps voulu vous savez et ce, même si nous n’avons jamais voulu savoir si c’était elle ou moi qui étais infertile ou si c’était simplement le hasard qui en avait voulu ainsi… C’est toutefois elle qui a le plus souffert de la situation et qui a dû accepter cette cruelle réalité…
─ C’est effectivement terrible pour certaines femmes de ne pas être en mesure de donner naissance à un enfant… On dirait que c’est une atteinte directe à leur féminité… Pour ma part, c’est plutôt la peur d’en avoir qui m’a toujours fait reculer…
Le vieil homme parut surpris.
─ La peur?
─ Disons que j’ai toujours eu une certaine crainte de l’engagement et avoir un enfant est probablement le plus grand sacrifice de soi-même que l’on peut faire… À l’époque de Gaïa, je n’étais peut-être pas encore prêt à laisser tomber toutes mes barrières et quand j’ai finalement compris, elle s’était envolée…
─ Si ce n’est pas indiscret, il y longtemps qu’elle est décédée?
─ Elle avait trente-huit ans… Un cancer des ovaires qui a rapidement réglé la question des enfants, puis qui s’est ensuite attaqué à sa vie…
Un vaste champ d’une blancheur inouïe s’étendit à travers son regard.
─ Je vous dirais bien mes condoléances, mais je déteste ce genre de politesse insipide… Le vieil homme frappa toutefois gentiment sur l’épaule du poète en guise d’empathie.
─ N’ayez crainte, je pense la même chose que vous… Les mots sont superflus quand une même douleur relie deux âmes… Il faut seulement apprendre un peu de celle-ci et surtout prendre le temps de s’en libérer…
─ N’est-ce pas utopique comme vision?
─ Peut-être, mais j’aime le croire… La souffrance est à l’intérieur même de nos souvenirs, mais le temps qui passe permet d’atténuer cette sourde vibration qui fait si mal au début…
─ Mais si la vibration s’atténue comme vous le dites, n’est-ce pas plutôt le souvenir lui-même qui perd une partie de sa teneur? Vous parliez tout à l’heure de la beauté des feuilles à l’automne, mais vous n’avez pas peur de perdre la source même de cette souffrance?
─ L’arbre ne meurt pas de la perte de ses feuilles cher ami… Il prend simplement de grandes respirations hivernales pour donner un nouveau souffle à ses souvenirs… Chaque sillon de son écorce en est la preuve et reste gravé à jamais de ce qui l’a vu grandir saison après saison…
Le vieil homme resta pensif. Il sentait sa propre écorce se fendre par la puissance du froid qui avait saisi son âme depuis plusieurs semaines maintenant. Il sentit cependant un brin d’espoir en entendant les propos de l’homme aux fleurs.
─ Merci! Lui dit-il. Je crois que je vais continuer de promener ma vieille carcasse, histoire de prendre de grandes respirations hivernales comme vous le dites si bien…
Ils se saluèrent cordialement et c’est à ce moment que le vieil homme crut remarquer l’ombre d’un chat qui se faufila rapidement entre deux arbustes dès qu’il tourna la tête vers lui.
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(À suivre)
Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase. Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister... Si vous aimez cette histoire, vous n'avez qu'à cliquer sur ( Email to a friend) situé tout juste en bas de ce texte pour le partager et n'ésitez pas à laisser un commentaire sur le blog. J'adore vous lire!