Il ne put s’empêcher alors de sourire devant la douceur du temps qui allait balayer très bientôt les vestiges de ce long hiver pour entrer dans une nouvelle danse de création.
(suite)
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« « La vie est semée de ces miracles que peuvent toujours espérer les personnes qui aiment » (Marcel Proust)
Je n’avais encore jamais cru aux miracles, mais avant même de lever les yeux vers la porte ce jour-là, j’ai su qu’elle était revenue… »
Il y a des phrases qui donnent espoir, mais parfois, c’est mêmes phrases ne sont que des meurtrissures de plus dans l’incompréhension de sa propre destinée. Je ne comprends toujours pas pourquoi Proust me poursuit sans cesse. J’ai pourtant remis ma thèse de doctorat depuis une semaine maintenant, mais cette phrase du roman de Vincourt m’obnubile depuis hier soir. Je ne sais même pas pourquoi j’ai repris la lecture de ce bouquin pour la troisième fois. Peut-être avais-je besoin de retrouver des parcelles de ce qui m’avait tant enivré durant l’été dernier. Mais je reste toujours aussi incrédule devant tous les hasards qui ont mené à la rencontre de Cédrika pendant que je faisais juste-ment la lecture de ce même roman où Proust est partout. On dirait qu’il se faufilait comme l’ombre de tout ce que pouvait représenter cette femme dans ma propre existence.
C’est fou comme Cédrika me manque et encore plus depuis que j’ai remis ma thèse. Mon désoeuvrement semble avoir illustré de manière encore plus percu-tante son absence dans ma vie. Disons qu’elle n’a pas souvent quitté mes pensées pendant les quelques mois d’hiver alors que je consacrais la plus grande partie de mon temps à étudier et travailler comme un fou au point d’avoir l’impression de l’oublier. Mais quand je me regarde dans un miroir, je sais que toutes mes tentatives ont été vaines.
Je savais pourtant dès le départ que cette jeune femme avait la capacité de fragiliser mes remparts, mais il y a quelque chose en moi qui continu à clamer son nom comme une formule magique qui me laisse sans défense avec moi-même. J’ai donc passé mon temps à chercher à l’oublier tout en lui octroyant une grande place en débutant presque toutes mes journées par une visite au parc et surtout au banc où nous nous sommes rencontrés. J’y suis allé au début beaucoup plus comme un mendiant de souvenir plutôt que dans un réel espoir de la retrouver jusqu’au jour où je l’ai vu entrer par hasard dans le café situé juste en face. C’est là que je l’avais réellement rencontré pour la première fois et je n’ai jamais osé y remettre les pieds depuis. Je sais toutefois que Cédrika s’y présente chaque matin et curieusement, presque à la même heure que mes visites ici. J’ai premièrement cru à une coïncidence, mais rapidement, je me suis rendu compte que le jeu de la distance était voulu de part et d’autre et qu’elle savait que je savais. J’ai donc décidé aujourd’hui en voyant mes écureuils sortir de leur longue période d’hibernation d’ouvrir la porte à tout ce qui est déraisonnable en moi…
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— Regarde ce que j’ai trouvé ce matin en arrivant…
Cédrika prit la photo que tenait Lori dans ses mains. Elle vit alors son propre visage accolé aux parois de la porte du kiosque aux fleurs. On pouvait clairement lire le trouble dans celui-ci comme celui d’un enfant qui cherche le visage de sa mère au milieu d’une foule.
La jeune femme sentit son estomac se crisper, puis dans un geste instinctif, elle tourna la photo et put lire les quelques mots qui y avaient été inscrits.
« Il y a parfois des fragments inépuisables de lumière dans les souvenirs qu’on laisse derrière soi… »
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Il n’était pas encore midi quand les restants des bancs de neige qui ressemblaient de plus en plus à des amas de cristaux glacés se mirent à se transformer en larmes sous la chaleur du soleil. On aurait dit des minuscules bulles de savon qui éclataient un peu partout au contact de l’air.
Le vieil homme marchait en direction du cimetière et il tenait une curieuse petite boîte dans ses mains. La boîte chantante était ouverte d’un côté et on pouvait y apercevoir le visage de Frédéric, le chat, qui semblait clamer son innocence comme un prisonnier dans sa cellule.
Profitant de la température clémente, le vieil homme avait décidé aujourd’hui de faire une surprise à sa douce ancolie et de venir lui présenter son nouvel ami.
Le gardien le salua au passage comme toujours et fut surpris de voir son plus fidèle visiteur arriver avec un chat. Il approcha sa main pour flatter la tête de l’animal, mais le vieil homme dévia son chemin en rétorquant qu’il avait des puces et se rendit aussitôt à la sépulture de sa femme.
Le faux Chopin était déjà là, lustrant son poil en attendant sa canne de thon quotidienne, mais il sembla froissé par la présence d’un intrus sur son territoire. Le vieil homme lui servit son repas, mais sans attendre son reste, le matou errant s’éclipsa à travers le labyrinthe des tombes.
— Regarde qui j’ai apporté avec moi aujourd’hui… Je te présente Frédéric, le psychologue dont je t’ai tant parlé, dit-il d’un ton moqueur. Il coûte par contre beaucoup moins cher et ces séances se poursuivent parfois très tard dans la nuit en échange de quelques caresses…
Un long silence sembla transporter le vieil homme très loin dans ses souvenirs. Il se rappelait encore trop bien des moments où c’était la douceur d’une main qui remplaçait le pelage d’un chat. Il déposa alors la sienne contre la froideur du marbre qui la recouvrait et ferma les yeux pour retrouver des parcelles de cette femme qu’il avait tant aimée. Une sorte de suspension occupa l’espace. Le vieil homme sortit ensuite son appareil et prit une photographie sur laquelle on pouvait clairement apercevoir l’ombre de Frédéric se découpant sur la blancheur de la neige qui recouvrait en partie le nom de celle qu’on avait gravé dans la pierre, mais encore plus profondément en lui...
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— Mais qu’est-ce que tu fais?
Cédrika s’était agenouillé et écrivait avec une craie sur le trottoir tout juste en face du café.
— J’écris une réponse…
─ Mais tu ne sais même pas qui a pris cette photo!
─ Tu le sais autant que moi Lili… Et je crois que j’ai été démasqué à mon propre jeu… Dire que je me croyais presque invisible en venant l’observer de loin tous les matins…
— Une chance que je ne suis pas une amie susceptible… Je croyais que tu venais aussi pour moi…
Cédrika prit sa craie et fit un trait de crayon sur les souliers de sa meilleure amie.
— Tu sais très bien pourquoi je suis venu ici pendant tout l’hiver et que j’ai enduré le regard de tous les mecs que tu essayais de me présenter…
— Bah… Je te refilais les artistes… Mais tu vas lui écrire quoi à ce beau Gabriel?
La jeune femme reprit la photo dans ses mains, puis se mit à écrire :
« Des souvenirs si bleus qui font éclater les cœurs de glace… »
Clara ne put s’empêcher de soupirer.
— Tu sais que je ne te comprendrai jamais Ced… La vie ne peut pas toujours être un jeu et surtout pas l’amour…
— Peut-être est-il le plus grand de tous, lui répondit-elle.
Les deux jeunes femmes échangèrent un regard rempli de cette tendresse si particulière qu’on retrouve chez ceux qui continuent à parler à travers leurs silences.
*
Il ne restait pratiquement plus de neige au sol lorsque le vieil homme décida d’aller faire un tour vers le square du centre-ville. Le soleil illuminait timidement de lueurs rosées le ciel comme ceux qu’on retrouvait dans les fameux tableaux de Monet peints à Londres. Nous étions samedi matin et la ville s’éveillait lentement au rythme des marchands qui installaient leurs stands le long des trottoirs pour la première fois cette année. Le vieil homme avait toujours aimé ce marché public qui s’installait là chaque week-end dès que la température le permettait, ce qui créait l’impression qu’un village était déposé à même la ville. Il aimait entendre les marchands inviter la clientèle à acheter leurs fruits et légumes chez eux plutôt que chez leur voisin, ou ces odeurs de poulet grillé qui tournaient inlassablement sur une broche. Il y avait aussi ces étales nauséabonds où le fromage était maître et ceux où les poissonniers avaient déposé leur bout de berge sur un lit de glace. Il n’aimait pourtant pas l’odeur du poisson, mais sa femme lui avait fait découvrir un jour la saveur des sushis et cette révélation ne lui avait plus jamais fait voir l’océan de la même manière.
Le vieil homme marcha longuement à travers les kiosques, acheta quelques beignets sucrés comme sa femme les aimait tant, puis il poursuivit son chemin vers le square.
Rendu là, il vit un homme qui semblait envoyer des messages vers l’au-delà avec son calumet de paix et il sut tout de suite que ça ne pouvait être qu’Octavio. Celui-ci avait la tête tournée vers la cime des arbres et il regardait les bourgeons qui cherchaient à éclater comme des grains de maïs sous la chaleur du soleil qu’on sentait de plus en plus présente.
— Si vous continuez ainsi, vous allez vous faire un torticolis…
— Ce ne serait effectivement pas pratique pour jouer aux échecs,dit-il en se retournant vers le vieil homme avec un large sourire intemporel. Octavio s’approcha de lui et d’un geste spontané, il lui fit une grande accolade. Le vieil homme resta figé un instant devant cette démonstration d’amitié, puis lentement, les vases com-municants de ce qui les avait réunis au cours de l’été précédant lui permirent d’apprécier cet élan de franche camaraderie.
— Je suis vraiment heureux de vous revoir Monsieur Chrysanthème… L’hiver est une très belle saison où règne un grand silence, mais j’aime beaucoup trop parler aux gens pour ne pas apprécier le printemps…
— Quel hiver de fou on a eu… Vous avez vu toute cette neige? Lui dit le vieil homme.
— Comment aurais-je pu manquer ce si joli spectacle…
— Bah… Je m’en serais bien passé moi… Il n’y avait même plus de place pour la lancer au pied de la tombe de ma femme…
― Vous y allez toujours aussi souvent?
― Je n’ai pas manqué une seule journée depuis son départ…
On put lire une part d’admiration dans le regard d’Octavio pour ce vieil homme dont la lumière du souvenir transperçait les moindres recoins de son regard fourbu par la tristesse.
— Vous avez raison… Je suis certain qu’à sa manière, votre femme est heureuse de vous retrouver tous les jours… Moi, ce sont les fleurs qui me rapprochent de Gaïa alors je viens ici…
Il y eu un long silence entre les deux hommes comme cet instant d’ambivalence où la mer vient s’échouer sur le sable pour reprendre son souffle avant d’être aspiré de nouveau par le ressac d’une nouvelle vague venue se reposer à son tour pendant une fraction de seconde.
— L’hiver vous offre toutefois une très belle lumière pour vos photos, lui dit Octavio.
— Disons qu’elle permet surtout aux ombres de mieux se découper…
— J’avais oublié que vous étiez un capteur de rêve…
Le vieil homme parut intrigué par cette analogie entre l’ombre et les rêves.
— Je me considère bien plus comme un illustrateur du néant… Mais cette lumière hivernale permet effective-ment aux ombres de mieux se découper… Quand on y pense bien, c’est probablement un des plus déchirants paradoxes de la vie…
— Tout dépend si on considère le noir comme étant l’absence totale de lumière ou plutôt comme l’amal-game de toutes les couleurs réunies… Les trous noirs de l’espace ne sont-ils pas remplis justement par la lumière de tout ce qu’ils aspirent?
Le vieil homme regarda son ami avec admiration.
— Vous savez qu’à chaque fois que je vous vois, je me mets à douter que la sagesse soit purement une question d’âge…
Octavio aspira sa pipe et laissa une longue traînée de souvenirs s’envoler vers le ciel.
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(à suivre)