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vendredi 22 octobre 2010

La part des ombres (166 à 174)


Il ne put s’empêcher alors de sourire devant la douceur du temps qui allait balayer très bientôt les vestiges de ce long hiver pour entrer dans une nouvelle danse de création.


(suite)


*


« « La vie est semée de ces miracles que peuvent toujours espérer les personnes qui aiment » (Marcel Proust)

Je n’avais encore jamais cru aux miracles, mais avant même de lever les yeux vers la porte ce jour-là, j’ai su qu’elle était revenue… »

Il y a des phrases qui donnent espoir, mais parfois, c’est mêmes phrases ne sont que des meurtrissures de plus dans l’incompréhension de sa propre destinée. Je ne comprends toujours pas pourquoi Proust me poursuit sans cesse. J’ai pourtant remis ma thèse de doctorat depuis une semaine maintenant, mais cette phrase du roman de Vincourt m’obnubile depuis hier soir. Je ne sais même pas pourquoi j’ai repris la lecture de ce bouquin pour la troisième fois. Peut-être avais-je besoin de retrouver des parcelles de ce qui m’avait tant enivré durant l’été dernier. Mais je reste toujours aussi incrédule devant tous les hasards qui ont mené à la rencontre de Cédrika pendant que je faisais juste-ment la lecture de ce même roman où Proust est partout. On dirait qu’il se faufilait comme l’ombre de tout ce que pouvait représenter cette femme dans ma propre existence.

C’est fou comme Cédrika me manque et encore plus depuis que j’ai remis ma thèse. Mon désoeuvrement semble avoir illustré de manière encore plus percu-tante son absence dans ma vie. Disons qu’elle n’a pas souvent quitté mes pensées pendant les quelques mois d’hiver alors que je consacrais la plus grande partie de mon temps à étudier et travailler comme un fou au point d’avoir l’impression de l’oublier. Mais quand je me regarde dans un miroir, je sais que toutes mes tentatives ont été vaines.

Je savais pourtant dès le départ que cette jeune femme avait la capacité de fragiliser mes remparts, mais il y a quelque chose en moi qui continu à clamer son nom comme une formule magique qui me laisse sans défense avec moi-même. J’ai donc passé mon temps à chercher à l’oublier tout en lui octroyant une grande place en débutant presque toutes mes journées par une visite au parc et surtout au banc où nous nous sommes rencontrés. J’y suis allé au début beaucoup plus comme un mendiant de souvenir plutôt que dans un réel espoir de la retrouver jusqu’au jour où je l’ai vu entrer par hasard dans le café situé juste en face. C’est là que je l’avais réellement rencontré pour la première fois et je n’ai jamais osé y remettre les pieds depuis. Je sais toutefois que Cédrika s’y présente chaque matin et curieusement, presque à la même heure que mes visites ici. J’ai premièrement cru à une coïncidence, mais rapidement, je me suis rendu compte que le jeu de la distance était voulu de part et d’autre et qu’elle savait que je savais. J’ai donc décidé aujourd’hui en voyant mes écureuils sortir de leur longue période d’hibernation d’ouvrir la porte à tout ce qui est déraisonnable en moi…


*


— Regarde ce que j’ai trouvé ce matin en arrivant…

Cédrika prit la photo que tenait Lori dans ses mains. Elle vit alors son propre visage accolé aux parois de la porte du kiosque aux fleurs. On pouvait clairement lire le trouble dans celui-ci comme celui d’un enfant qui cherche le visage de sa mère au milieu d’une foule.

La jeune femme sentit son estomac se crisper, puis dans un geste instinctif, elle tourna la photo et put lire les quelques mots qui y avaient été inscrits.

« Il y a parfois des fragments inépuisables de lumière dans les souvenirs qu’on laisse derrière soi… »


*


Il n’était pas encore midi quand les restants des bancs de neige qui ressemblaient de plus en plus à des amas de cristaux glacés se mirent à se transformer en larmes sous la chaleur du soleil. On aurait dit des minuscules bulles de savon qui éclataient un peu partout au contact de l’air.

Le vieil homme marchait en direction du cimetière et il tenait une curieuse petite boîte dans ses mains. La boîte chantante était ouverte d’un côté et on pouvait y apercevoir le visage de Frédéric, le chat, qui semblait clamer son innocence comme un prisonnier dans sa cellule.

Profitant de la température clémente, le vieil homme avait décidé aujourd’hui de faire une surprise à sa douce ancolie et de venir lui présenter son nouvel ami.

Le gardien le salua au passage comme toujours et fut surpris de voir son plus fidèle visiteur arriver avec un chat. Il approcha sa main pour flatter la tête de l’animal, mais le vieil homme dévia son chemin en rétorquant qu’il avait des puces et se rendit aussitôt à la sépulture de sa femme.

Le faux Chopin était déjà là, lustrant son poil en attendant sa canne de thon quotidienne, mais il sembla froissé par la présence d’un intrus sur son territoire. Le vieil homme lui servit son repas, mais sans attendre son reste, le matou errant s’éclipsa à travers le labyrinthe des tombes.

— Regarde qui j’ai apporté avec moi aujourd’hui… Je te présente Frédéric, le psychologue dont je t’ai tant parlé, dit-il d’un ton moqueur. Il coûte par contre beaucoup moins cher et ces séances se poursuivent parfois très tard dans la nuit en échange de quelques caresses…

Un long silence sembla transporter le vieil homme très loin dans ses souvenirs. Il se rappelait encore trop bien des moments où c’était la douceur d’une main qui remplaçait le pelage d’un chat. Il déposa alors la sienne contre la froideur du marbre qui la recouvrait et ferma les yeux pour retrouver des parcelles de cette femme qu’il avait tant aimée. Une sorte de suspension occupa l’espace. Le vieil homme sortit ensuite son appareil et prit une photographie sur laquelle on pouvait clairement apercevoir l’ombre de Frédéric se découpant sur la blancheur de la neige qui recouvrait en partie le nom de celle qu’on avait gravé dans la pierre, mais encore plus profondément en lui...


*


— Mais qu’est-ce que tu fais?

Cédrika s’était agenouillé et écrivait avec une craie sur le trottoir tout juste en face du café.

— J’écris une réponse…

─ Mais tu ne sais même pas qui a pris cette photo!

─ Tu le sais autant que moi Lili… Et je crois que j’ai été démasqué à mon propre jeu… Dire que je me croyais presque invisible en venant l’observer de loin tous les matins…

— Une chance que je ne suis pas une amie susceptible… Je croyais que tu venais aussi pour moi…

Cédrika prit sa craie et fit un trait de crayon sur les souliers de sa meilleure amie.

— Tu sais très bien pourquoi je suis venu ici pendant tout l’hiver et que j’ai enduré le regard de tous les mecs que tu essayais de me présenter…

— Bah… Je te refilais les artistes… Mais tu vas lui écrire quoi à ce beau Gabriel?

La jeune femme reprit la photo dans ses mains, puis se mit à écrire :

« Des souvenirs si bleus qui font éclater les cœurs de glace… »

Clara ne put s’empêcher de soupirer.

— Tu sais que je ne te comprendrai jamais Ced… La vie ne peut pas toujours être un jeu et surtout pas l’amour…

— Peut-être est-il le plus grand de tous, lui répondit-elle.

Les deux jeunes femmes échangèrent un regard rempli de cette tendresse si particulière qu’on retrouve chez ceux qui continuent à parler à travers leurs silences.


*


Il ne restait pratiquement plus de neige au sol lorsque le vieil homme décida d’aller faire un tour vers le square du centre-ville. Le soleil illuminait timidement de lueurs rosées le ciel comme ceux qu’on retrouvait dans les fameux tableaux de Monet peints à Londres. Nous étions samedi matin et la ville s’éveillait lentement au rythme des marchands qui installaient leurs stands le long des trottoirs pour la première fois cette année. Le vieil homme avait toujours aimé ce marché public qui s’installait là chaque week-end dès que la température le permettait, ce qui créait l’impression qu’un village était déposé à même la ville. Il aimait entendre les marchands inviter la clientèle à acheter leurs fruits et légumes chez eux plutôt que chez leur voisin, ou ces odeurs de poulet grillé qui tournaient inlassablement sur une broche. Il y avait aussi ces étales nauséabonds où le fromage était maître et ceux où les poissonniers avaient déposé leur bout de berge sur un lit de glace. Il n’aimait pourtant pas l’odeur du poisson, mais sa femme lui avait fait découvrir un jour la saveur des sushis et cette révélation ne lui avait plus jamais fait voir l’océan de la même manière.

Le vieil homme marcha longuement à travers les kiosques, acheta quelques beignets sucrés comme sa femme les aimait tant, puis il poursuivit son chemin vers le square.

Rendu là, il vit un homme qui semblait envoyer des messages vers l’au-delà avec son calumet de paix et il sut tout de suite que ça ne pouvait être qu’Octavio. Celui-ci avait la tête tournée vers la cime des arbres et il regardait les bourgeons qui cherchaient à éclater comme des grains de maïs sous la chaleur du soleil qu’on sentait de plus en plus présente.

Si vous continuez ainsi, vous allez vous faire un torticolis…

— Ce ne serait effectivement pas pratique pour jouer aux échecs,dit-il en se retournant vers le vieil homme avec un large sourire intemporel. Octavio s’approcha de lui et d’un geste spontané, il lui fit une grande accolade. Le vieil homme resta figé un instant devant cette démonstration d’amitié, puis lentement, les vases com-municants de ce qui les avait réunis au cours de l’été précédant lui permirent d’apprécier cet élan de franche camaraderie.

— Je suis vraiment heureux de vous revoir Monsieur Chrysanthème… L’hiver est une très belle saison où règne un grand silence, mais j’aime beaucoup trop parler aux gens pour ne pas apprécier le printemps…

— Quel hiver de fou on a eu… Vous avez vu toute cette neige? Lui dit le vieil homme.

— Comment aurais-je pu manquer ce si joli spectacle…

— Bah… Je m’en serais bien passé moi… Il n’y avait même plus de place pour la lancer au pied de la tombe de ma femme…

― Vous y allez toujours aussi souvent?

― Je n’ai pas manqué une seule journée depuis son départ…

On put lire une part d’admiration dans le regard d’Octavio pour ce vieil homme dont la lumière du souvenir transperçait les moindres recoins de son regard fourbu par la tristesse.

— Vous avez raison… Je suis certain qu’à sa manière, votre femme est heureuse de vous retrouver tous les jours… Moi, ce sont les fleurs qui me rapprochent de Gaïa alors je viens ici…

Il y eu un long silence entre les deux hommes comme cet instant d’ambivalence où la mer vient s’échouer sur le sable pour reprendre son souffle avant d’être aspiré de nouveau par le ressac d’une nouvelle vague venue se reposer à son tour pendant une fraction de seconde.

— L’hiver vous offre toutefois une très belle lumière pour vos photos, lui dit Octavio.

— Disons qu’elle permet surtout aux ombres de mieux se découper…

— J’avais oublié que vous étiez un capteur de rêve…

Le vieil homme parut intrigué par cette analogie entre l’ombre et les rêves.

— Je me considère bien plus comme un illustrateur du néant… Mais cette lumière hivernale permet effective-ment aux ombres de mieux se découper… Quand on y pense bien, c’est probablement un des plus déchirants paradoxes de la vie…

— Tout dépend si on considère le noir comme étant l’absence totale de lumière ou plutôt comme l’amal-game de toutes les couleurs réunies… Les trous noirs de l’espace ne sont-ils pas remplis justement par la lumière de tout ce qu’ils aspirent?

Le vieil homme regarda son ami avec admiration.

— Vous savez qu’à chaque fois que je vous vois, je me mets à douter que la sagesse soit purement une question d’âge…

Octavio aspira sa pipe et laissa une longue traînée de souvenirs s’envoler vers le ciel.

*

(à suivre)

mardi 19 octobre 2010

suite et fin du roman Evanescence


Un papillon venait de s’éclipser de sa vie de la même manière qu’il y était entré…


(suite et fin de Evanescence pour Émilie...)


*


Monsieur Coton a la tête appuyée contre la fenêtre de son bureau et porte son regard absent en direction du restaurant. Depuis la veille, journée où il a rendu visite aux deux Chopin, il ressent le poids d’un vide immense autour de lui. Monsieur Coton se sent incapable de mettre un point d’exclamation sur la dernière image de son long voyage et pourtant…

Il reste encore beaucoup trop de portes fermées en lui pour accepter le fait qu’on vient de lui enlever la plus précieuse des clés. Cette clé, la seule, qui pendue à son cou, l’a guidé pendant près de six mois et qui n’est désormais plus là.

Il est cependant conscient de la fragilité de son état et qu’il lui faudra absolument trouver un moyen pour ne pas régresser à l’état de chenille dans lequel il s’était toujours trouvé, mais pour l’instant seul Eva-Nescencia occupe ses pensées.

Il décide alors de surmonter sa peur et d’aller s’offrir une dernière image de cette femme avec à son cou, ce qui les a unis avec tant d’intensité pendant tout son parcours.

Monsieur Coton s’installe à son bureau, prend une feuille blanche, un crayon et se laisse porter par un grand foisonnement intérieur.


*


Lundi…

Monsieur Coton marche dans la rue avec la satisfaction d’un homme qui a trouvé ce qu’il cherchait pour immor-taliser la plus grande aventure de sa vie. Il vient tout juste de sortir de la FNACet se dirige lentement vers le « Gargantuesque. »

― Comme je suis heureuse de vous voir Jean… Vous n’étiez pas venu depuis plus d’une semaine… Vous avez beaucoup de travail?

― Bonjour Mademoiselle Eva! Le printemps est la période de pointe pour la comptabilité d’une entreprise… Disons que je ne chôme pas en ce moment, dit-il d’une voix qui cherchait à camoufler son réel désœuvrement.

Eva portait à nouveau son pendentif comme il l’espérait et il constata encore une fois que ce trésor prenait une tout autre valeur dans le cou de cette femme aux yeux étoilés.

Il ne put quitter des yeux l’objet fétiche et Eva remarqua son regard.

― Eh oui… Il est revenu aussi mystérieusement qu’il était disparu… Eva porta la main à son cou.

― Je suis heureux de vous voir enfin réunis… Il vous va si bien…

Monsieur Coton déplia rapidement son journal afin d’éviter de se compromettre en posant des questions.

Eva revint un peu plus tard avec le menu du jour qu’elle déposa devant lui et s’éclipsa aussitôt vers une autre table.

Monsieur Coton feignait de lire pour mieux observer la jeune femme, mais celle-ci, passant devant lui, lui dit d’un air narquois qu’il était beaucoup plus facile de lire un journal quand on le tenait du bon côté.

Avant qu’il ne réalise le ridicule de la situation, Eva lui envoya un clin d’œil et s’éclipsa vers la cuisine.

Quelques instants plus tard, alors que la jeune femme prenait les commandes d’une table placée près de la sienne, Monsieur Coton sorti le polaroïd qu’il venait d’acheter et tenta subtilement de prendre un cliché d’elle. Il avait préalablement fermé le flash de l’appareil puis, l’avait appuyé contre la table où il passait inaperçu.

Il prit une première photographie, puis une deuxième et une troisième...

Il ne fut satisfait du résultat qu’à son quatrième essai. Monsieur Coton avait besoin de retrouver sur la photo l’étincelle particulière qui se dégageait du sourire d’Eva-Nescencia ainsi que l’éloquence du pendentif qui flottait désormais à son cou et c’est ce qu’il venait tout juste de réussir. Peut-être avait-elle senti cette incursion dans son intimité puisqu’au moment du dernier cliché, elle avait soudainement tourné les yeux vers lui et il sut dès cet instant que ce sourire resterait gravé à jamais sur la pellicule de sa mémoire…

Monsieur Coton termina son repas rapidement puis comme à son habitude, il se leva pour quitter alors qu’Eva était occupée ailleurs. Il fouilla dans la poche de son veston d’où il sortit une lettre, y glissa subtilement la photo prise quelques instants plus tôt et déposa le tout sur sa table comme on se sépare d’un objet précieux.

Avant de quitter, Monsieur Coton se tourna une dernière fois vers Eva et à cet instant précis, leurs regards s’entremêlèrent dans la plus tacite complicité.

Un papillon venait de se laisser imprégner les ailes à tout jamais par l’image de cet ange nommé Eva-Nescencia…


*


« Vivre…

N’est-ce pas le plus beau cadeau qu’un homme peut s’offrir à lui-même?

Il m’est arrivé très peu d’éléments dans ma vie qui m’ont donné cette sensation de faire partie de l’arbre et non d’être comme une feuille morte à ses pieds se demandant ce qu’elle faisait là et surtout pourquoi elle s’y trouvait.

Il y a tout juste quelques mois, j’étais dans une situation encore pire qu’une de ces feuilles, car j’avais décidé depuis longtemps de ne plus avoir confiance en rien. Ma vie prenait son unique sens dans une répétition bien ordonné de gestes qui par leur régularité, sécurisait mon existence… Mais un jour, un ange s’est placé sur mon chemin et m’a confronté… Cette personne a lentement marqué mon esprit par sa présence et par son regard qui semblait voir au-delà de ce qui était physique en moi.

Alors pourquoi m’avoir fait découvrir « L’angoisse du roi Salomon » comme si votre seule présence n’était pas déjà suffisante ?

Et pourquoi m’avez-vous appelé Jean, comme si dès notre première rencontre, et malgré ma mauvaise humeur, vous aviez déjà deviné que vous seriez la seule ?

Je n’ai jamais eu d’amie Eva-Nescencia. Peut-être parce que je n’ai jamais rien fait pour en mériter, mais pour la première fois, j’ai eu besoin de vous comme je n’avais encore jamais eu besoin de personne et surtout pas de moi…

Romain Gary ne disait-il pas : « Il y a dans tout homme un être humain qui se cache et tôt ou tard, ça finira par sortir »… Eh bien dans mon cas, ce fut tard et ce fut à cause de vous…

Je suis profondément désolé pour votre précieux pendentif, mais encore une fois, des forces que je ne pourrais ni expliquer, ni contrôler, se sont chargées de s’imposer à moi et j’ai finalement choisi d’écouter cette voix qui à quelque part, était la vôtre...

J’ai essayé de vous faire plus que rêver, en vous offrant ce long voyage puis, un jour, je me suis levé et j’ai su que c’était maintenant terminé…

Je vous aime Eva… Je t’aime Eva-Nescencia, et je me retire en sachant que vous m’avez donné beaucoup plus que ce que vous ne pourrez jamais imaginer, car je crois profondément que les limites de l’infini sont celles où s’arrête votre regard qui s’est désormais cristallisé en moi…

Jean Coton »


*


Tout comme son médaillon, cette lettre n’allait plus jamais quitter la belle Eva-Nescencia. Elle possédait maintenant le plus précieux morceau d’un immense casse-tête qu’on lui avait envoyé de partout dans le monde. Il ne lui restait plus qu’à apprivoiser la métamorphose de Monsieur Coton en papillon, telle une douce et éternelle caresse à son esprit.



***



Dix ans plus tard, Eva, qui se trouvait chez un libraire, fut bouleversée de trouver un bouquin signé par un certain Jean Coton sur un des présentoirs. Elle prit doucement le livre dans ses mains, en caressa la couverture avant d’y lire le titre…


« Ici repose un homme qui n’aspire plus qu’à vous tendre l’oreille… »


(fin)


En espérant que Monsieur Coton ainsi qu'Eva-Nescencia aient su vous faire voyager au-delà des mots...


Benoit Clément

La part des ombres (160 à 165)



─ Maman… C’est moi…

Les yeux de la vieille dame s’illuminèrent d’un coup en se retournant vers lui.

─ Ohhh… s’exclama-t-elle. Est-ce que tu as apporté Chopin avec toi?


(suite)




II


Octavio venait tout juste de déneiger la devanture de la porte menant au kiosque aux fleurs. L’hiver avait été intense, mais depuis deux jours, on sentait que le printemps revendiquait tous ses droits et que ce n’était plus qu’une question de temps avant de voir le kiosque ouvrir ses portes à nouveau. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il entendit une voix derrière lui le semoncer.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire d’envoyer la neige un peu partout sur mes terres?

Octavio se retourna spontanément, interpellé par cette voix qu’il aurait reconnue entre milles.

— Dites-moi que je rêve… ou peut-être suis-je enfin aux portes du paradis… Vous êtes probablement l’ange venu me chercher?

Donnez-moi un instant et je suis à vous…

Il sortit alors une fleur de sa poche et l’offrit à Cédrika qui ne put s’empêcher de lui sauter au cou tellement elle semblait heureuse de retrouver son poète préféré.

— C’est fou ce que vous m’avez manqué mon bon prince…

— Et que dire de vous ma jolie reine… J’ai même pris le temps de venir vous ouvrir un chemin royal afin que votre palais puisse vous accueillir avec tous les honneurs que vous méritez…

— Si tous mes soupirants étaient aussi attentionnés que vous, je serais la plus comblé des femmes…

— Ils le sont certainement à leur manière, mais que peut une pauvre âme lorsqu’elle est transpercée de plein fouet par le plus déchirant cristal quand vos yeux se portent sur elle?

— N’en est-il pas de même pour vous mon bon prince?

— Hélas non sa majesté… L’âge m’a rendu immortel et il n’y a plus que votre voix qui est en mesure de me terrasser…

La jeune femme éclata de rire.

Je chante si mal?

— C’est tout le contraire, mais j’ai entendu parler d’une pétition de la gent canine du parc qui circule en ce moment contre l’utilisation abusive des ultrasons…

— Ma petite Canaille ne s’est encore jamais plainte…

Octavio lui offrit son plus beau sourire.

— Je suis vraiment heureux de te voir Cédrika…

— Moi aussi, vous m’avez tellement manqué… Ce n’est pas toujours évident d’étudier le théâtre et cet hiver, les cours furent tellement intenses que j’ai réalisé à quel point nos petits moments passés ici étaient encore plus importants dans mon quotidien que ce que j’aurais pu imaginer…

— Et dis-moi, si ce n’est pas trop indiscret, tu as revu Gabriel?

Le visage de la jeune femme passa de la lumière à la blancheur d’une page écrite sur laquelle on venait de tout effacer.

Trop souvent, finit-elle par dire d’une voix sourde. Mais on ne s’est jamais reparlé… En fait, je ne crois pas que lui m’ait vu, mais c’est une longue histoire…

Le vieil homme sembla complètement décontenancé.

— J’ai tout mon temps, lui dit-il. Explique-moi un peu, car tes histoires sont déjà assez compliquées, mais là, je n’y comprends plus rien…

— C’est simple, Gabriel est allé s’asseoir sur le banc du parc où nous nous sommes rencontrés presque à tous les jours cet hiver, même pendant les tempêtes… Je ne crois pas avoir manqué beaucoup de ces rendez-vous, mais sans qu’il ne le sache…

— Tu sais que tu es vraiment terrible… Et tu as fait ça comment?

— Le café où travaille ma meilleure amie est situé juste en face du parc et puisqu’il n’y avait plus de feuilles dans les arbres, je pouvais très bien voir le banc où nous nous sommes rencontrés… J’ai souvent eu peur qu’il se décide à entrer dans le café, mais on aurait dit qu’une entente silencieuse existait entre nous et que nos territoires respectifs ne pouvaient être franchis…

Octavio repensa à Gaïa et à cette guerre de tranchées qu’ils s’étaient livrée pendant plusieurs semaines après leur séparation jusqu’au moment où il avait appris sa maladie. Il s’était alors senti complètement démuni devant ses propres guerres et sa reddition fut instan-tanée.

Tu sais que faire le premier pas est parfois la meilleure manière de donner raison à Mr Einstein et à sa théorie sur la relativité…

Je crois que mon cœur est justement une lune, lui dit-elle avec un soupçon de tristesse.

— La vraie question ne serait-elle pas alors de te demander sur quel côté lunaire se trouve ton cœur…

Un long silence les sépara pour mieux les rapprocher.

Je vois que vous n’avez rien perdu de votre sens de la répartie… L’été sera long, dit-elle en lui décochant un clin-d’œil narquois. Mais ce n’est malheureusement pas encore l’heure de l’ouverture pour la saison… Je suis passé simplement pour me plonger un peu dans l’atmosphère du parc et puisqu’il faisait si beau aujourd’hui, j’ai eu le goût de venir ici…

— Et l’ouverture est prévue quand ?

C’est qu’il y a des centaines de femmes qui attendent de se faire offrir une fleur…

— Mon Don Juan préféré va devoir attendre encore quelques jours… Mon patron m’a parlé du prochain week-end s’il fait beau…

— Je vais donc user de mes contacts célestes afin de vous retrouver très bientôt ma jolie reine… Et d’ici là, ne soyez pas trop sage…

Octavio partit avec sa pelle sur l’épaule comme un pèlerin marche avec son sac sur un sentier pédestre. La jeune femme l’observa un long moment, puis se tourna vers son kiosque avant de regarder à travers la minuscule fenêtre de la porte, espérant y retrouver à l’intérieur une part d’elle-même qu’elle avait quittée quelques mois plus tôt. La pièce était plongée dans le noir et c’est son visage actuel qui finit par se refléter sur celle-ci. Elle fut surprise d’y voir si clairement cette part de mélancolie qu’elle cherchait pourtant à dissimuler depuis le départ de Gabriel.


*


Le vieil homme flattait la tête de Frédéric qui ronronnait contre ses jambes. Sa femme aurait certainement aimé ce chat qu’il avait adopté au cours de l’hiver pour meubler les silences de l’appartement et du même coup, redonner des lueurs de sourire à sa mère qu’il allait maintenant visiter plusieurs fois par semaine. Il avait reçu une permission spéciale de l’établissement afin d’apporter le chat avec lui et dès leur première rencontre, celui-ci s’était affectueusement laissé prendre par la vieille dame qui avait cessé ses éternels balan-cements avec sa chaise pour se concentrer sur cette insondable équation de sa mémoire qui lui avait permis de retrouver son propre Chopin. Elle le laissait pourtant partir avec ce vieil homme qu’elle ne reconnaissait jamais et encore moins comme étant son fils, mais dès qu’il revenait quelques jours plus tard, le visage de la vieille dame s’illuminait à nouveau comme celui d’un enfant réclamant son précieux trésor.

Le chat était calme, à l’image du vieil homme qui semblait presque avoir hiberné depuis quelques mois. Mis à part ses rendez-vous quotidiens avec sa douce ancolie et ses visites à sa mère, celui-ci ne bougea pratiquement pas de chez-lui durant tout l’hiver. Il avait maigri et ce poids qui ne s’était enlevé que sur sa vieille carcasse et non sur son âme semblait l’avoir décharné un peu plus. Il sentait toutefois que le temps avait permis d’éclaircir un peu sa souffrance et il s’était lentement mis à raconter certains souvenirs qu’il conservait précieusement de sa femme à Frédéric, son chat, qui comme le Chopin de sa mère, se prêtait gentiment aux confessions de son maître en échange d’une caresse. Qui sait si Octavio n’avait pas encore une fois raison quand il lui parlait des chemins chaotiques que prend parfois la douleur en nous. « On n’oublie jamais ce qui nous a forgé et même dans les ombres les plus diluées subsiste cette part lumineuse de ce qui nous a tant marquée », lui avait-il dit un jour. Son ami lui manquait et encore plus aujourd’hui lorsqu’il sortit pour se rendre au cimetière. Il ne put s’empêcher alors de sourire devant la douceur du temps qui allait balayer très bientôt les vestiges de ce long hiver pour entrer dans une nouvelle danse de création.


*


(à suivre)