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samedi 16 octobre 2010

Evanescence (page 141 à 144)


Monsieur Coton prend alors une feuille de papier et laisse s’écouler son profond besoin d’écrire… écrire pour se libérer un peu du poids de l’incontournable présence de cette femme dans son esprit…

(suite)


*


« Si vous saviez à quel point j’imagine votre magnifique sourire à mes côtés simplement en sentant votre présence contre ma poitrine… Vous êtes le lien chère Eva entre mon souffle et mes gestes… Un lien qui a dicté jusqu’ici un conte imaginaire dont vous êtes sans l’ombre d’un doute l’héroïne. L’aspect dépendant de cette envoûtante drogue érige en moi des fondations qui se laissent bercer par la douceur du climat espagnole en ce moment et par la chaleur dont témoignent ses habitants… »


Eva relisait la dernière lettre qu’elle venait de recevoir de Barcelone. La déchirure qu’elle ressentait depuis qu’elle avait vu la photo de cette femme tunisienne portant son pendentif s’était lentement cicatrisée. Elle se sentait toujours dépassée par toute cette saga, mais c’était plutôt le manque de contrôle sur la situation qui l’avait fait réagir avec autant de virulence. Elle s’était sentie tellement vulnérable à ce moment, mais comment aurait-elle pu rester insensible à l’ultime éloge de sa personne qu’elle pouvait lire dans chaque mot du mystérieux Papillon?

Il était évident, en constatant la démesure de sa démarche, que celui-ci ne pouvait qu’être profondément amoureux d’elle.

La piste de Casanova sur laquelle elle s’était accrochée n’avait pas beaucoup avancé depuis trois semaines. Eva avait pourtant interrogé madame Craquelin qui aimait bien fouiner en observant le va et vient des locataires à travers la fenêtre de sa cuisine, mais à son grand dam, celle-ci l’avait informée que son fameux voisin qui s’appelait en fait Thomas, était déménagé depuis près de deux mois sans laisser d’adresse.

Comment Eva avait-elle pu ne pas remarquer le silence inhabituel de l’endroit?

S’était-elle détachée de la réalité au point d’oublier toutes ces petits détails qui donnaient pourtant de l’élan à son monde imaginaire?

Dans les jours qui suivirent, Eva fit d’autres recherches pour retrouver le mystérieux Casanova. Le bottin parisien contenait plus de cinq pages complètes de Leconte et plus d’une soixantaine d’inscriptions dont le prénom commençait par la lettre « T. »

Elle prit tout de même la chance de téléphoner à plusieurs d’entre eux, mais elle mit rapidement fin à son entreprise en réalisant qu’elle ne saurait même pas comment réagir si un de ces hommes lui avait répondu au téléphone qu’il était effectivement le Thomas qui demeurait au 135, rue Delescule.

Qu’aurait-elle pu dire à ce jeune homme qui semblait ne l’avoir jamais remarquée?

Il était plutôt grand, assez mince, joli garçon, un peu réservé, mais la relecture de toutes ses lettres qu’il n’avait jamais terminées donna encore plus d’élan à la curiosité de la jeune femme.

Elle sentait de plus en plus qu’une certaine forme de style reliait la prose de son voisin à celle du fameux Papillon en question.

Ça ne pouvait qu’être lui…

Mais à défaut de chercher à le surprendre et ainsi, minimaliser l’ampleur de sa démarche amoureuse, Eva décida d’attendre de nouvelles lettres en espérant que tôt ou tard, ce Monarque allait faire une migration pour rentrer au bercail et avouer son crime.

Trois lettres lui furent envoyées après celle de la Tunisie… Une de Stockholm, une de São Paulo au Brésil et cette dernière, reçue d’Espagne la veille.

Encore une fois, dans toutes ces lettres, les femmes photographiées portaient son pendentif, mais cette fois-ci, Eva avait décidé d’oublier la photo pour se laisser interpeller seulement par les mots.

Pour elle, ce jeu venait de transgresser la frontière envoûtante du rêve pour prendre maintenant une part de réalité. Un homme semblait l’aimer au point de lui faire vivre une incroyable aventure amoureuse à travers son précieux bijou. Elle allait donc savourer chaque instant qui la rapprochait de ce mystérieux Papillon…


*


Monsieur Coton vient tout juste de ranger sa valise dans un placard avec les deux autres qu’il n’a jamais utilisés. Il regarde cet étrange amoncellement de couleur et ce sens nostalgique. Peut-être qu’un jour se dit-il…

Il possède maintenant des images emmagasinées pour toujours et sait très bien qu’Eva-Nescencia sera une source de voyagement à elle seule, une source qui ne va probablement jamais se tarir. De plus, il doit maintenant écrire à sa mère en plus de s’occuper des deux Chopin.

Ses journées ont toutefois rapidement repris le rythme de ses anciennes habitudes sauf celle d’aller dîner au « Gargantuesque. » Il n’a toujours pas eu le courage de retourner voir la belle Eva depuis qu’il a recommencé à travailler. Il passe donc ses heures de lunch à écrire et à attendre avec impatience la journée du dimanche pour aller retrouver toute sa famille au père Lachaise.


*


(à suivre)

La part des ombres (155 à 159)


─ Laisse parler ton cœur… Dis-lui ce que tu viens de me dire… Parle-lui de tes craintes, de ce que tu éprouves, mais si tu veux un conseil, donnez-vous du temps… J’ai appris bien malgré moi que la distance peut séparer des êtres, mais curieusement, elle peut aussi les rapprocher encore plus l’un de l’autre…

Octavio prit le téléphone qu’elle avait déposé sur la table et le tendit vers elle.

─ Aller, du courage!


(suite)


*


« J’ai passé les pires moments de ma vie amoureuse au cours des jours suivants. Des jours qui me parurent des semaines. Je passais alors mes journées dans ma librairie, les yeux braqués sur la porte en espérant la voir entrer comme la toute première fois. Je lisais sans cesse à la recherche du temps perdu, mais il manquait la dimension de son parfum pour exhaler l’odeur des mots de Proust. »

Proust est bien loin de faire partie des préoccu-pations de mon esprit en ce moment. J’essaye de lire depuis des heures pour oublier, mais rien n’est en mesure d’effacer les mots que Cédrika a laissés sur mon répondeur.

« Si tu savais à quel point je suis désolé de mon silence, désolé d’être celle que je suis, désolé de peut-être te faire du mal, mais je crois Gabriel qu’il vaudrait mieux ne plus nous revoir…

Tu as certainement remarqué que je suis incapable de me laisser aller en ce moment… Je ne saurais te dire pourquoi, mais je ne peux pas continuer ainsi… J’ai souvent éprouvé des élans amoureux envers toi, mais ils étaient tout de suite bloqués par une part de moi qui refuse de baisser les armes…

Tu es la personne la plus merveilleuse qui a croisé mon chemin, mais je suis incapable de te rendre cet amour en ce moment…

J’ai peur Gabriel… Peur de nous deux et peur de te perdre en même temps… J’ai tout de même décidé que ce serait mieux d’arrêter tout de suite cette histoire avant que ce ne soit trop difficile… Je sais que je ne devrais pas te dire ça et que tu aurais peut-être voulu l’entendre dans d’autres circonstances, mais je t’aime… Je t’aime Gabriel et cette sensation me tue, car je suis incapable d’aimer…

S'il te plaît, comprend moi et oublie moi… C’est sûrement mieux ainsi… »


*


Malgré la pluie qui n’avait pas cessé depuis trois jours, le vieil homme se présenta au cimetière comme à son habitude. L’ambiance était cependant d’une tristesse poignante alors que les arbres avaient perdu une bonne partie de leur feuillage en quelques heures, laissant ainsi chaque sépulture à leur solitude de pierre. Aucun oiseau ne lançait son chant à travers ce vide que même la pluie ne parvenait pas à combler. Il n’y avait que cette musique mélancolique du ciel qui rendait l’endroit encore plus lugubre qu’à l’habitude. Le vieil homme se mit aussitôt à installer une sorte de tente en plastique au dessus de la tombe de sa femme.

─ Il y a tout de même des limites que même les morts ne peuvent supporter… Tu as vu toute cette flotte… J’imagine à quoi ça doit ressembler en dessous… Une chance que je préfère t’imaginer au dessus, mais je ne prends pas de chance… Tu seras au moins protégé un peu ma belle…

Il se mit ensuite à coller quelques nouvelles photos sur d’anciennes lorsque le faux Chopin bondit sous la tente pour se protéger lui aussi de la pluie. Il se mit aussitôt à faire sa toilette tout en gardant un œil sur le vieil homme qui resta stupéfié par cette nouvelle apparition.

─ Mais qu’est-ce que tu me veux à la fin?

Ça fait plus de vingt ans que toute cette histoire est finie et je ne crois pas aux fantômes… Si j’ai fait ça, c’était pour son bien… Ma mère ne pouvait plus vivre seule dans sa maison avec un chat stupide… Elle n’était plus là, tu m’entends, dit-il en haussant de plus en plus le ton.

Le chat arrêta de se lécher. Ses yeux prirent des reflets mordorés alors que son regard semblait transpercer l’âme du vieil homme qui tremblait de rage. Celui-ci laissa soudainement tomber les photos de ses mains avant de s’effondrer en pleurs comme un enfant.

Cet après-midi-là, il ne prit pas le chemin qui le menait vers le square du centre-ville. Il marcha plutôt très longtemps avant de se présenter devant un édifice qui ressemblait étrangement à un hôpital.

Il n’était pas venu ici depuis vingt et un ans, un mois et cinq jours.

Le personnel de l’endroit remarqua instantanément ce vieil homme trempé qui venait d’entrer et ils crurent même pendant un instant qu’ils avaient à faire à un pensionnaire qui aurait déjoué leur surveillance, mais après quelques questions d’usages, une infirmière lui annonça que sa mère était bien ici, toujours vivante malgré ses 94 ans.

Des larmes se mêlèrent aux gouttes de pluie qui s’écoulaient du visage du vieil homme. On le conduisit alors vers un salon et c’est là qu’un préposé lui montra une chaise berçante qui valsait devant les immenses fenêtres de la pièce. Le vieil homme resta paralysé un long moment devant cette image. Il avança lentement ensuite vers le fauteuil qui semblait suivre le rythme de la pluie qui tambourinait contre les vitres. Il put ainsi voir une tête argentée, mais déjà il savait que c’était elle.

Rendu tout près, le silence fut la seule bouée sur laquelle il put s’accrocher. Elle n’avait tellement pas changé. Le même visage tourné vers le néant, mais qui irradiait de lumière comme si la minceur de sa peau diaphane ne parvenait plus à contenir ce qui avait survécu d’elle. Il prit alors son courage à deux mains et prononça faiblement quelques mots…

─ Maman… C’est moi…

Les yeux de la vieille dame s’illuminèrent d’un coup en se retournant vers lui.

─ Ohhh… s’exclama-t-elle. Est-ce que tu as apporté Chopin avec toi?


(à suivre)

jeudi 14 octobre 2010

Evanescence (page 137 à 140)


La jeune femme se mit à pleurer silencieusement en proie au déchirement que ressentent parfois ceux qui savent que leur confiance en la vie vient d’être trahie…


(suite)


*


Depuis sa récente découverte, Eva ne voyait plus clair dans ses états d’esprit. Elle était de plus en plus obsédée par l’idée d’avoir à découvrir cet homme qui se cachait derrière l’anonymat de sa signature photographique. Elle ouvrit mentalement l’album photos des membres de son entourage pour peut-être y découvrir le responsable de toute cette supercherie. Ses amis, les gens avec qui elle travaillait, les clients du restaurant, tous furent suspectés, mais pratiquement personne mis à part Monsieur Coton ne connaissait son attachement particulier envers ce pendentif. Elle avait tout de même exclu ce dernier de sa liste de suspects, car toute cette histoire contrastait avec le caractère taciturne et renfermé de son client. Elle ne pouvait surtout pas l’imaginer écrire de la sorte et elle savait en plus qu’il avait peur des avions, qu’il détestait voyager et que de toute manière, sa présence régulière au restaurant l’empêchait de faire de tels déplacements.

Ne trouvant toutefois aucun autre candidat parmi ses connaissances, Eva du élargir le cercle de ses doutes à ceux avec qui elle aurait pu avoir un contact assez proche pour engendrer une telle folie. Mais qui pouvait être assez fous pour entreprendre une correspondance amoureuse d’une telle envergure ?

La réponse lui était certes envoyée de partout dans le monde, mais ce papillon était aussi assez intelligent pour ne pas laisser d’indices autres que ce pendentif qu’il avait bien voulu lui montrer sur photo en guise de signature.

C’est en lisant une nouvelle lettre qu’elle venait de recevoir de Stockholm en Suède, qu’Eva pensa soudainement à son voisin du haut qu’elle appelait communément Casanova. Depuis combien de temps n’avait-elle pas entendu les pas ou les tic tacs de la machine à écrire de celui qui écrivait des lettres d’amour pendant la nuit?

Un passage de la lettre où Papillon la comparait à la beauté magique d’une tempête de neige venait de lui rappeler une image semblable qu’elle avait lue dans une des lettres trouvées dans les ordures de son voisin.

Et si toutes ces lettres d’amour qu’il ne terminait jamais lui étaient adressées à elle…

Peut-être n’avait-il trouvé aucun autre moyen que celui de lui offrir anonymement les plus beaux joyaux du monde pour lui prouver son amour…

N’était-il pas d’une timidité extrême lors de leurs brèves rencontres dans les escaliers entre deux paliers, comme si en la regardant il avait eu peur de trahir son secret…

Eva se mit même à fabuler en s’imaginant qu’il aurait pu aller jusqu’à pénétrer chez elle durant la nuit pour venir lui subtiliser son pendentif...

Était-elle certaine d’avoir porté son précieux bijou la journée où elle croyait l’avoir perdu?

Rien ne lui parut impossible dans ce moment d’excitation.

Eva possédait maintenant une piste et elle se promettait d’aller voir jusqu’au bout. Elle voulait absolument reprendre le contrôle de ce qu’elle avait perdu sur le chemin de son aveuglement.


*


« On est toujours plus vieux qu’on ne le croit, mais aussi plus jeune qu’on ne le pense »

(L’angoisse du roi Salomon)


Il est 8h11… Monsieur Coton marche lentement le long de la rue des Rendez-vous avec son habit à la main. Il vient d’accueillir amèrement la célèbre réplique de sa concierge qu’il n’a pratiquement pas croisée de l’hiver et qui est de retour sur son balcon. Il passe ensuite devant la boîte postale où la veille, il a finalement déposé sa dernière lettre qu’il a écrite pour Eva-Nescencia. Il prend alors une grande respiration en fermant les yeux et poursuit sa route jusque chez Madame Bataclan qui l’accueille de son plus beau sourire comme si son meilleur client reprenait la place qu’il aurait toujours dû garder. Monsieur Coton l’écoute d’une seule oreille, car au pied de cette porte, il se remémore le jour où il a finalement décidé d’aller jusqu’au bout de ce que la belle Eva lui inspirait.

Il passe ensuite chez le marchand de journaux puis traverse le rond point pour aller s’asseoir un instant devant l’énorme sculpture de la Place des nations. Quelques minutes plus tard, il se retrouve pour la première fois depuis six mois devant la porte de la banque, porte qu’il s’apprête à franchir de nouveau.

Monsieur Coton a finalement accepté hier la fonction de chef comptable que lui a proposé le directeur de la banque.

8h44… Le voilà confortablement installé dans son nouveau bureau qui a deux fenêtres, une qui tombe sur la rue Voltaire d’où il peut imaginer la présence d’Eva-Nescencia dans son restaurant et l’autre sur les bureaux des employés qu’il supervise. Ses épaules s’affaissent un peu plus lorsqu’il prend vraiment conscience que presque rien n’a changé ici pendant son absence si ce n’est que quelques visages. Il ouvre la section écono-mique du Figaro qu’il n’a pratiquement pas consultée au cours des derniers mois, mais il le referme aussitôt et lance violemment le journal au pied de son bureau. Monsieur Coton prend alors une feuille de papier et laisse s’écouler son profond besoin d’écrire… écrire pour se libérer un peu du poids de l’incontournable présence de cette femme dans son esprit…

La part des ombres (148 à 155)


Cédrika ferma les yeux un moment. Elle ressentait déjà le vide de l’absence de Gabriel, mais une force incroyable la poussait à retrouver sa vie d’avant. Une vie où elle pouvait redevenir la petite Cédrika et éviter tout le reste.


(suite)


*


─ Dites-moi, est-ce que ça vous arrive parfois d’être ailleurs qu’ici?

Le vieil homme venait d’arriver au square et malgré la pluie qui tombait, Octavio était encore là, tout près de la fontaine, à fumer sa pipe sous un immense parapluie.

─ Si ce n’est pas mon joueur d’échec préféré… Je ne croyais pas vous voir aujourd’hui… En fait, il ne passe pratiquement personne dans le square sauf les pigeons et quelques écureuils qui sont venus me rendre visite… Je fume donc une pipe tranquillement… Et vous, qu’est-ce que vous faites sous cette pluie sans chapeau?

─ J’aimerais vous dire que je venais prendre un cours de tango qui a été remis en raison du mauvais temps, mais c’est plutôt ma tête qui avait besoin de diluer quelques-unes de ses idées sombres…

─ Vous avez raison, la pluie est un excellent remède et plus particulièrement à l’automne… Octavio ferma son parapluie pour mieux ressentir lui aussi la pluie qui tombait. Vous entendez le crépitement des feuilles? C’est tellement doux et apaisant… Ça me fait toujours penser à la musique de Vivaldi… C’est fou de réaliser à quel point ce génie a su nous offrir des images d’une intensité incroyable par la simple évocation des sons… C’est comme les odeurs… Vous avez déjà remarqué à quel point on leur porte peu d’attention? Mais ce sont elles qui sont souvent les plus grands carburants de notre mémoire… Il m’arrive régulièrement d’être projeté dans un souvenir par la simple apparition d’un parfum particulier…

Le vieil homme se mit à écouter la pluie avec un peu plus d’attention. Il ferma les yeux un instant et leva la tête vers le ciel comme ceux qui font des incantations et c’est alors qu’il vit très clairement l’image de sa femme se former en lui. Qu’est-ce qu’elle pouvait être lumineuse quand elle partait vers le cimetière sous la pluie avec son grand imperméable jaune, sa truelle et son arrosoir. Elle n’avait alors plus d’âge.

Le vieil homme revint peu à peu à lui.

─ C’est tout de même fou de réaliser à quel point tout nous relie à cette foutue mémoire, lui dit-il.

─ C’est que sans elle, bien des choses perdraient une bonne partie de leur sens… Sans mémoire, il n’y aurait plus de passé pour nous faire prendre conscience de ce que l’on vit dans le présent et ajuster notre tir… Il n’y aurait plus aussi cette possibilité d’espérer le chan-gement ou la continuité dans notre futur… C’est l’espoir qui est le moteur de la mémoire… L’espoir qui lui donne un sens, car sans elle, il ne reste plus que le banal de l’existence… Nous serions alors des humains sans ombre et par le fait même, sans lumière non plus…

Le vieil homme pensa aussitôt à sa mère. Cette femme avait toutefois su garder sa lumière malgré sa maladie, car quelque chose brillait à l’intérieur, et ça, il n’en avait jamais douté. Cette source lumineuse s’était simplement reculée en elle pour ne laisser que des fragments d’un monde dans lequel elle avait déjà existé.

Sans s’en rendre compte, les deux hommes s’étaient mis à marcher dans le parc sans savoir où ils allaient. La pluie continuait de tomber, mais les deux vieux fous sans parapluie ne semblaient plus y porter attention ou du moins, il lui donnait un sens que personne d’autre à ce moment ne lui aurait donné.

─ Vous savez, il y a très longtemps, ma mère s’est mise à perdre graduellement la mémoire et je crois que je n’ai jamais été en mesure d’accepter le fait de la voir s’échapper d’elle-même, lui dit le vieil homme d’une voix craquante comme une nuit glaciale d’hiver. Il éprouva cependant un grand soulagement d’en avoir parlé. C’était la première fois qu’il osait avouer cette blessure à quelqu’un. Ce mal le rongeait pourtant depuis très longtemps. Il s’était même creusé une profonde tranchée dans ses guerres intérieures, mais rien ne s’était arrangé avec le temps. Il avait fini par placer sa mère dans un centre spécialisé, mais cette douleur ne le quitta jamais. Depuis, il avait passé de nombreuses années à tenter d’oublier cette sombre période de sa vie et à se déculpabiliser, mais cette vieille douleur venait de resurgir de son passé à travers la présence énig-matique d’un chat errant.

─ Ça n’a pas dû être facile à vivre, lui dit Octavio.

─ L’indifférence d’une mère qui ne vous reconnaît plus devient parfois quelque chose d’insoutenable, répondit-il.

Le poète pensa aussitôt à sa propre mère qui l’avait abandonné alors qu’il était encore très jeune. Elle était partie loin, le laissant seul avec son père et avec cette incessante sensation de culpabilité qui avait longue-ment influencé ses relations avec les femmes. Il avait fini par retracer sa mère pendant son adolescence, mais celle-ci ne répondit jamais aux nombreuses lettres que son fils lui envoya.

─ Vous avez au moins eu la chance d’en avoir une, lui répondit l’homme aux fleurs.


*


Cédrika ne dormit pas de la nuit. Elle resta étendue avec son chat dans ses bras tout en pensant à Gabriel. Elle ne lui avait pas donné de nouvelles depuis deux jours maintenant et celui-ci avait respecté son silence, mais elle sentait qu’elle ne pourrait plus continuer à fuir de la sorte bien longtemps. Plus le temps passait, plus elle croyait qu’il serait probablement plus simple de tout arrêter avant que leur histoire ne devienne trop sérieuse et intense. Ne l’était-elle pas déjà suffisamment à sa manière, pensa-t-elle.

Elle vit alors le magnifique pot à fleurs qu’ils avaient acheté ensemble au cours du week-end et son cœur se brisa en miette.

La jeune femme alla tout de même à ses cours, mais sans l’énergie qui la caractérisait habituellement. Elle n’était là qu’à moitié, mais cette moitié perdue était justement celle dont elle avait le plus besoin pour jouer. Son professeur lui en fit la remarque et elle dut ravaler ses larmes en silence, car si le théâtre était un art de cœur, il était avant tout une discipline qu’on devait apprendre à contrôler.

Il était près de 15h00 quand elle reçut deux messages texte sur son portable. Le premier était de son patron qui lui offrait congé pour la journée alors que la pluie n’avait pas cessé de tomber depuis la veille et le second était de Gabriel. Il avait simplement écrit : « Tu me manques. »

Toutes les larmes qu’elle avait retenues jusque-là se mirent à couler.

Elle décida malgré son congé d’aller au square, espérant y trouver un peu de réconfort auprès d’Octavio. Celui-ci n’était malheureusement pas là.

Il pleuvait très fort et de nombreuses feuilles tombaient sous le poids de l’eau, mais Cédrika resta assise sous la pluie pendant un long moment. Elle tenta plusieurs fois de répondre au texto de Gabriel, mais elle n’eut jamais le courage d’envoyer sa réponse. Une main se déposa alors sur son épaule et la fit sursauter.

L’homme aux fleurs était là, souriant à travers sa barbe blanche. Il s’assit à côté de la jeune femme avec son grand parapluie de manière à la protéger un peu.

─ Tu vas prendre froid ma jolie reine…

─ C’est tout ce que je mérite, dit-elle en essuyant son visage mouillé.

Octavio lui prit la main pour la réchauffer un peu, puis l’invita à ouvrir son kiosque.

─ Ce n’est peut-être pas un temps pour vendre des fleurs, mais tu y seras beaucoup mieux…

Elle le suivit nonchalamment, puis rendue à l’intérieur, elle lui posa tout de suite une question.

─ Vous avez souvent rompu avec des femmes?

─ Beaucoup trop souvent pour les avoir comptés… Je dirais même qu’à une époque, j’étais devenu un expert de la dérobade… Je manquais alors de courage autant pour les quitter que pour m’ouvrir à elles… J’ai donc été très souvent un salaud comme vous dites si bien entre vous…

─ Je suis incapable de vous imaginer ainsi… Vous êtes tellement la représentation de la bonté pour moi…

─ La bonté, si elle existe, est un sentiment que l’on cultive avec les années… C’est peut-être nos remords qui finissent pas se transformer de cette manière… L’alchimie des sentiments est un phénomène très énigmatique quand on y pense bien… Mais pourquoi cette question?

─ Je crois que ce serait mieux si je ne voyais plus Gabriel… Autant pour moi que pour lui…

─ Tu ne peux parler que pour toi Cédrika… Il y eut un long silence entre les deux.

— Tu sais, il arrive qu’on empêche de bien belles choses d’arriver simplement par la peur… Que ce soit celle du ridicule, celle de se blesser ou celle de blesser les autres… Mais dis-moi, si ce n’est pas trop indiscret, pourquoi ce changement si soudain avec Gabriel?

─ Je n’ai pas de mot pour l’expliquer si ce n’est que nous avons un degré de complicité incroyable ensemble, mais que je me sens également incapable de me laisser aller avec lui… Je me bloque encore plus que je l’ai toujours fait et je ne sais pas pourquoi… Est-ce une question de chimie physique ou suis-je plutôt en train de détruire inconsciemment quelque chose de bon pour moi que je ne mériterais pas… Je n’ai aucune défense devant lui… C’est fou de voir à quel point il peut lire en moi et à quel point je m’ouvre facilement à lui, car je n’ai jamais l’impression d’être jugé, mais du même coup, mon jardin secret est menacé et c’est ce qui est le plus déchirant en ce moment… Je dois renoncer à quelque chose de magique sans en connaître les raisons, mais en ressentant ces mêmes raisons qui me pousse à m’enfuir…

─ Ça m’a tout l’air d’un élan de sabotage ma petite reine… Et lui, il réagit comment?

─ Je crois qu’il est de plus en plus amoureux… Il fait preuve d’une gentillesse et d’une douceur peu commune avec moi, mais je me sens mal de ne pas pouvoir lui offrir la même chose en retour… J’ai l’impression de profiter de lui…

─ Tu sais ma belle, l’amour est probablement le sentiment le plus mystérieux qui te sera permis de connaître… Il y a toutefois une chose qui est certaine, celui-ci ne pourra jamais évoluer de la même façon entre deux personnes… Les courbes amoureuses sont un peu comme celles d’un sismographe qui se croisent… Elles évoluent chacun à leur rythme, mais l’important c’est qu’elles réagissent l’une à l’autre… Tu as peut-être besoin de temps pour découvrir un peu ta propre courbe… L’absence est parfois le plus claire des miroirs afin de savoir ce qu’on éprouve véritablement pour quelqu’un…

─ Mais comment lui dire?

─ Laisse parler ton cœur… Dis-lui ce que tu viens de me dire… Parle-lui de tes craintes, de ce que tu éprouves, mais si tu veux un conseil, donnez-vous du temps… J’ai appris bien malgré moi que la distance peut séparer des êtres, mais curieusement, elle peut aussi les rapprocher encore plus l’un de l’autre…

Octavio prit le téléphone qu’elle avait déposé sur la table et le tendit vers elle.

─ Aller, du courage!


(à suivre)

lundi 11 octobre 2010

La part des ombres (142 à 148)


Je me sens toutefois merveilleusement bien avec elle, même si je suis toujours aussi nerveux. On dirait qu’elle me permet d’assumer toute la démesure de ma personnalité et de me laisser inspirer par la sienne, mais du même coup, ses blocages influencent mes élans.

Est-ce possible alors que tout ça ne soit qu’une illusion?


(suite)


*


Le vieil homme dormit très mal cette nuit-là. Il se réveilla à plusieurs reprises dans la solitude d’un lit trop grand, mais surtout beaucoup trop vide pour lui. C’était toutefois une des premières nuits qu’il ne rêva pas à sa femme. C’est plutôt Chopin qui occupa une bonne partie de ses rêves. Le chat de sa mère s’était curieusement immiscé dans ses pensées depuis deux jours et il ne savait pas s’il devait y voir là un signe ou simplement croire à une suite de coïncidences. Il n’avait pourtant jamais éprouvé de remords lorsqu’il l’avait laissé chez le vétérinaire, mais il avait cependant senti le besoin de mentir à sa femme lorsqu’elle lui avait demandé ce qu’il avait fait avec le chat. Il avait préféré lui raconter une histoire plutôt que d’affronter la lâcheté de son geste.

Avant de quitter la maison, le vieil homme sortit une canne de thon et un ouvre-boîte qu’il glissa dans la poche de son imperméable, puis il se dirigea comme d’habitude vers le cimetière.

Le temps était gris et venteux et déjà de nombreuses feuilles s’envolaient des arbres pour être les premières à profiter de cet unique voyage qui allait les transporter parfois bien loin de leur lieu d’origine. Le vieil homme était immobilisé devant la tombe de sa femme lorsqu’il vit s’envoler une des photos qu’il avait collée quelques semaines auparavant. Il eut alors un instant de panique en voyant ce simple bout de papier se mêler à toutes ces feuilles que le vent dispersait comme si on venait de lui arracher un de ses propres souvenirs. Il tenta vainement de le rattraper et c’est dans cette course qu’il vit à nouveau le chat tigré pour la troisième fois en trois jours. Celui-ci était assis sur une pierre tombale et léchait son pelage comme si rien de plus précieux n’existait. Le vieil homme s’arrêta aussitôt et s’approcha doucement de lui. Il ne put s’empêcher de lire le nom inscrit sur la pierre comme s’il s’attendait à y voir apparaître celui de sa mère. Ce ne fut toutefois pas le cas, mais le chat arrêta sa toilette et se mit à observer son visiteur en tendant nerveusement les oreilles. Il semblait maintenant prêt à bondir aux moindres gestes. Leur duel silencieux se poursuivit ainsi pendant un long moment, puis le vieil homme porta la main à sa ceinture comme on aurait pu voir dans un vieux western. Il sortit alors la boîte de thon de son imperméable, puis l’ouvrit avec délicatesse pour ne pas effrayer l’animal. Le chat s’était maintenant levé, mais le cliquetis de l’ouvre-boîte sembla piquer sa curiosité. Le vieil homme déposa quelques miettes de thon sur le tapis de feuilles, puis s’éloigna en emportant le restant de la canne avec lui jusqu’à la sépulture de sa femme.

─ Regarde qui j’ai amené…

Le faux Chopin gardait ses distances, mais il avait tout de même suivi ce curieux mécène.

─ N’est-ce pas qu’il lui ressemble? S’en est même stupéfiant…

Le vieil homme vida alors le reste de la canne au pied du monument.

─ Je sais qu’il y a des chances que je ne puisse plus rien te cacher si tu es là haut, mais j’ai toujours voulu m’excuser de t’avoir menti à son sujet… Ce jour-là, j’ai cru bien faire en te disant qu’une vieille amie de ma mère l’avait pris avec elle, car je savais trop bien que si je t’avais parlé de le faire euthanasier, tu aurais tout de suite refusé et tu aurais même accepté de le prendre chez nous malgré tes allergies… Chopin devait avoir 15 ans… C’est très vieux pour un chat… Et tu crois qu’il aurait pu s’habituer à quelqu’un d’autre que ma mère?

Le faux Chopin s’était lentement approché, attiré par l’odeur du thon, mais il ne quitta pas des yeux le vieil homme qui parlait seul à haute voix.

─ Tu sais, j’ai fait un rêve très bizarre cette nuit dans lequel Chopin était le gardien de tout ce que ma mère semblait avoir oublié… Tu te rappelles qu’à la fin, elle passait son temps à lui parler et même si son dialogue était incohérent, qui sait si ce n’était pas justement sa manière à elle de communiquer avec lui… Je te parle bien à travers une pierre… J’ai donc l’impression depuis ce matin d’avoir assassiné la mémoire de celle qui m’a mis au monde et si tu savais comme je me débats en ce moment avec mes propres souvenirs…

J’ai tellement peur… Peur de te perdre une deuxième fois… Peur de perdre cette illusion pourtant si réelle que tu guides encore mon chemin à travers ce que nous avons vécu ensemble… Je ne veux pas finir comme ma mère… Je ne veux pas t’oublier… Je ne veux pas d’un chat pour mémoire… Je te veux toi, cria-t-il en faisant un brusque mouvement vers l’animal qui s’enfuit aussitôt.


*


Cédrika et Lori étaient attablées devant un café fumant et des chocolatines. C’est Cédrika qui avait réveillé son oiseau de nuit préféré en sonnant chez elle très tôt et en apportant le petit déjeuner. Lili n’était pas seule, mais elle évinça vite fait le prétendant de sa nuit dont elle ne connaissait même pas le prénom. Cédrika resta amusé de voir le jeune homme enfiler son t-shirt en vitesse tout en écrivant son numéro de téléphone sur un bout de papier qu’il s’empressa de remettre à sa meilleure amie. Les salutations furent expéditives, mais Lori prit tout de même le temps de lui planquer un fougueux baiser avant de jeter son numéro dans la corbeille.

─ Bon, une bonne chose de fait, lui dit Lori qui avait encore le visage bouffi de sa trop courte nuit.

─ Tu es vraiment terrible… Pauvre garçon… Tu as jeté son numéro presque devant lui…

─ Bah… Un de plus ou un de moins… C’est tout de même toi la championne des numéros glissés sur des bouts de papier… La seule différence, c’est que toi, tu les gardes pour je ne sais quelle raison puisque de toute manière, tu ne les rappelles jamais…

Cédrika ne put s’empêcher de rire.

─ Alors, c’était comment ce week-end d’amoureux?

─ Arrête Lili avec tes grandes extrapolations… C’était très bien si tu veux savoir…

─ Hey! Ho! On ne fait pas de secret à sa meilleure amie et tu sembles très bizarre ce matin…

Cédrika prit une grande respiration, mais elle ne put empêcher ses larmes de lui monter aux yeux.

─ Je ne crois plus que je vais revoir Gabriel… Dit-elle avec déchirement.

─ Mais qu’est-ce que tu racontes? Ça ne s’est pas bien passé?

─ Au contraire… Ce fut très intense, mais je ne sais pas comment dire… Si tu savais comme je suis mêlée en ce moment… J’ai l’impression de faire la plus grande gaffe de ma vie, mais j’ai peur… Gabriel est tellement intense et il voit à travers moi avec une telle facilité que je me sens toujours sans défense…

─ Et pourquoi as-tu besoin de te défendre? Tu ne peux pas simplement te laisser aimer un peu pour une fois?

─ Je voudrais bien, mais je suis incapable de me laisser aller… On dirait qu’il y a trop de trucs dans ma tête en ce moment… La santé de ma mère, le théâtre, le chant et maintenant Gabriel…

─ Tu es vraiment incroyable… Depuis que je te connais, tu as toujours eu cette tendance à abandonner ce qui pouvait être bon pour toi… C’est comme si tu préférais fuir avant même de décevoir, car la déception est certainement ta plus grande phobie surtout si c’est toi qui déçois les autres…

─ Je sais que c’est ridicule, mais quand Gabriel me regarde, on dirait que je me vois dans un miroir tel que je suis et je suis incapable de comprendre qu’il puisse aimer ce qu’il voit…

─ Bein justement, tu veux être aimé de tout le monde, mais dès que quelqu’un t’aime vraiment pour ce que tu es, tu te sauves… Il va falloir que tu grandisses un jour ma belle… Tu es quelqu’un de merveilleuse qui n’a pas conscience de ce qu’elle peut apporter aux autres… Tu n’es tout de même pas ma meilleure amie pour rien…

Cédrika ne put empêcher ses larmes de couler. Elle se sentait si désemparée.

─ Ne pleure pas Ced… Lori la prit dans ses bras. Prends quelques jours au moins pour y penser… Ce serait trop bête de te faire du mal, car honnêtement, je n’ai pas eu la chance de connaître réellement Gabriel, mais depuis que vous vous fréquentez, je ne t’ai jamais vu resplendir de la sorte à chaque fois que tu me parles de lui…

─ Je sais… Il est parfait pour moi et je le marierais demain matin si j’étais capable de me laisser aller dans ses bras et de lui donner autant qu’il m’apporte… Tu sais quoi, je crois en fait que pour la première fois de ma vie, je n’ai pas à porter un masque devant quelqu’un et ça me met beaucoup de pression… Je le sens de plus en plus amoureux et je ne veux tellement pas lui faire du mal…

─ Ni finir par lui déplaire, lui dit Lori qui était décontenancée par l’attitude de son amie. Bah… De toute manière, c’est toi qui sais vraiment ce que tu ressens… Dans le fond, Gabriel est peut-être seulement un ami pour toi, mais je n’ai jamais ressenti ce genre d’emportement pour un simple ami même si j’ai couché avec plusieurs des miens, dit-elle en riant pour essayer de détendre l’atmosphère.

Cédrika ferma les yeux un moment. Elle ressentait déjà le vide de l’absence de Gabriel, mais une force incroyable la poussait à retrouver sa vie d’avant. Une vie où elle pouvait redevenir la petite Cédrika et éviter tout le reste.


(à suivre)

Evanescence (page 134 à 136)


Il sort alors une autre lettre de sa poche et l’a regarde avec consternation. Comment trouvera-t-il le courage d’expédier celle qu’il tient maintenant dans sa main…

La dernière…


(suite)


Il sait maintenant que le grand voyage qu’il a décidé de faire vivre à Eva-Nescencia était sans doute une manière aussi de se prouver bien des choses à lui-même. Il est cependant certain que tous les mots et toutes les images qu’il a partagés avec elle ne vont plus jamais le quitter. Il ressent toutefois une grande fatigue et bien qu’il soit toujours aussi amoureux de la belle Eva, Monsieur Coton sait qu’il doit commencer à penser à lui. C’est précisément pour cette raison et aussi à cause des réactions de la jeune femme qui a changé dernièrement, qu’il croit devoir mettre un point final sur cette belle aventure.

Eva-Nescencia semble être devenue trop anxieuse pour continuer à apprécier ses voyages et Monsieur Coton ne peut se permettre de semer le doute en elle. Il a vu cette si belle étincelle dans les yeux de la jeune femme se transformer lentement en une sorte de regard suspicieux envers tout le monde, même envers lui et il ne peut plus supporter cette tristesse dont il est en parti responsable.

Eva est la femme qui a donné à Monsieur Coton l’envie d’exister. Il doit maintenant se retirer et lui redonner cette liberté qui l’a tant inspiré.

Pour sa part, il n’aspire plus qu’à laisser germer la fève de son existence qu’il arrose depuis plusieurs mois et ainsi, accepter tout ce nouveau registre d’émotions comme le lui a si bien enseigné le roi Salomon.

« Il y a de la flamme dans l’œil des jeunes gens, mais dans celui du vieillard, il y a de la lumière. »

L’amour est souvent un miroir que l’on doit briser pour enfin voir l’autre tel qu’il est. Monsieur Coton s’est vu offert le plus révélateur des miroirs, mais le lac où il baigne est encore trop mouvementé pour qu’il puisse vraiment y déceler le reflet de sa propre vie…


*


C’est dans la lettre provenant de Tunisie qu’Eva fut foudroyée par un détail de la photo que le mystérieux Papillon avait choisi de lui envoyer.

Ce jour-là, Eva s’était tout d’abord installée au soleil près de sa fenêtre avant d’ouvrir le petit sachet de sable du désert qu’il avait joint dans l’enveloppe pour la mettre dans l’ambiance de ce périple. Puis, elle avait lu avec appréhension les mots envoûtants de son correspondant.

Eva se laissa porter au rythme des images qu’il décrivait avec une grande sensualité. Elle put ainsi savourer la richesse de tous les tons de bleu et de blanc qu’on retrouvait partout dans la ville de Sidibousaïd, comme si les mots de son admirateur avaient la subtilité requise pour s’exprimer en couleur. Elle fut aussi émue par la description de cette longue promenade en chameau dans un désert frissonnant de nudité, comme si son propre corps se laissait caresser par un vent imaginaire qui très loin de là, épousait ses formes les plus intimes.

Pour terminer la lettre, Eva se retrouva plongée au sein même de son enfance… Ce papillon semblait avoir été impressionné par la Méditerranée qui s’étendait à perte de vue jusqu’à l’horizon et par ces longue étendues de sable qui rappelait à la jeune femme les plages de Perpignan où elle avait envoyé tant de bouteilles à la mer. Qui sait, pensa-t-elle, si l’une de celle-ci n’avait pas traversé l’océan dans le simple but de s’échouer aux pieds de son correspondant.

Son voyage imaginaire fut parfait jusqu’à ce qu’elle porte attention à un détail de la photo qu’il avait joint à sa lettre. Cette femme au visage voilé portait une robe dont la blancheur faisait ressortir très clairement le bijou en or qu’elle portait à son cou.

Eva resta bouche bée…

Ça ne pouvait pas être un hasard…

Cette femme portait bel et bien son pendentif!

Elle porta instinctivement la main à son cou et se mit à trembler. Ses lèvres se crispèrent pour l’empêcher de crier.

La coïncidence était impossible…

En un instant, Eva passa de l’état d’enivrement à celui de victime. Elle se précipita aussitôt avec rage vers le tiroir où elle avait rangé toutes les autres lettres qu’elle avait reçues et sortit chacune des photos pour les observer l’une après l’autre.

C’est à ce moment que tout s’effondra et qu’elle prit conscience que toutes les femmes photographiées depuis la toute première photo prise à Moscou portaient son précieux bijou…

La jeune femme se mit alors à pleurer silencieusement en proie au déchirement que ressentent parfois ceux qui savent que leur confiance en la vie vient d’être trahie…


*