Cédrika ferma les yeux un moment. Elle ressentait déjà le vide de l’absence de Gabriel, mais une force incroyable la poussait à retrouver sa vie d’avant. Une vie où elle pouvait redevenir la petite Cédrika et éviter tout le reste.
(suite)
*
─ Dites-moi, est-ce que ça vous arrive parfois d’être ailleurs qu’ici?
Le vieil homme venait d’arriver au square et malgré la pluie qui tombait, Octavio était encore là, tout près de la fontaine, à fumer sa pipe sous un immense parapluie.
─ Si ce n’est pas mon joueur d’échec préféré… Je ne croyais pas vous voir aujourd’hui… En fait, il ne passe pratiquement personne dans le square sauf les pigeons et quelques écureuils qui sont venus me rendre visite… Je fume donc une pipe tranquillement… Et vous, qu’est-ce que vous faites sous cette pluie sans chapeau?
─ J’aimerais vous dire que je venais prendre un cours de tango qui a été remis en raison du mauvais temps, mais c’est plutôt ma tête qui avait besoin de diluer quelques-unes de ses idées sombres…
─ Vous avez raison, la pluie est un excellent remède et plus particulièrement à l’automne… Octavio ferma son parapluie pour mieux ressentir lui aussi la pluie qui tombait. Vous entendez le crépitement des feuilles? C’est tellement doux et apaisant… Ça me fait toujours penser à la musique de Vivaldi… C’est fou de réaliser à quel point ce génie a su nous offrir des images d’une intensité incroyable par la simple évocation des sons… C’est comme les odeurs… Vous avez déjà remarqué à quel point on leur porte peu d’attention? Mais ce sont elles qui sont souvent les plus grands carburants de notre mémoire… Il m’arrive régulièrement d’être projeté dans un souvenir par la simple apparition d’un parfum particulier…
Le vieil homme se mit à écouter la pluie avec un peu plus d’attention. Il ferma les yeux un instant et leva la tête vers le ciel comme ceux qui font des incantations et c’est alors qu’il vit très clairement l’image de sa femme se former en lui. Qu’est-ce qu’elle pouvait être lumineuse quand elle partait vers le cimetière sous la pluie avec son grand imperméable jaune, sa truelle et son arrosoir. Elle n’avait alors plus d’âge.
Le vieil homme revint peu à peu à lui.
─ C’est tout de même fou de réaliser à quel point tout nous relie à cette foutue mémoire, lui dit-il.
─ C’est que sans elle, bien des choses perdraient une bonne partie de leur sens… Sans mémoire, il n’y aurait plus de passé pour nous faire prendre conscience de ce que l’on vit dans le présent et ajuster notre tir… Il n’y aurait plus aussi cette possibilité d’espérer le chan-gement ou la continuité dans notre futur… C’est l’espoir qui est le moteur de la mémoire… L’espoir qui lui donne un sens, car sans elle, il ne reste plus que le banal de l’existence… Nous serions alors des humains sans ombre et par le fait même, sans lumière non plus…
Le vieil homme pensa aussitôt à sa mère. Cette femme avait toutefois su garder sa lumière malgré sa maladie, car quelque chose brillait à l’intérieur, et ça, il n’en avait jamais douté. Cette source lumineuse s’était simplement reculée en elle pour ne laisser que des fragments d’un monde dans lequel elle avait déjà existé.
Sans s’en rendre compte, les deux hommes s’étaient mis à marcher dans le parc sans savoir où ils allaient. La pluie continuait de tomber, mais les deux vieux fous sans parapluie ne semblaient plus y porter attention ou du moins, il lui donnait un sens que personne d’autre à ce moment ne lui aurait donné.
─ Vous savez, il y a très longtemps, ma mère s’est mise à perdre graduellement la mémoire et je crois que je n’ai jamais été en mesure d’accepter le fait de la voir s’échapper d’elle-même, lui dit le vieil homme d’une voix craquante comme une nuit glaciale d’hiver. Il éprouva cependant un grand soulagement d’en avoir parlé. C’était la première fois qu’il osait avouer cette blessure à quelqu’un. Ce mal le rongeait pourtant depuis très longtemps. Il s’était même creusé une profonde tranchée dans ses guerres intérieures, mais rien ne s’était arrangé avec le temps. Il avait fini par placer sa mère dans un centre spécialisé, mais cette douleur ne le quitta jamais. Depuis, il avait passé de nombreuses années à tenter d’oublier cette sombre période de sa vie et à se déculpabiliser, mais cette vieille douleur venait de resurgir de son passé à travers la présence énig-matique d’un chat errant.
─ Ça n’a pas dû être facile à vivre, lui dit Octavio.
─ L’indifférence d’une mère qui ne vous reconnaît plus devient parfois quelque chose d’insoutenable, répondit-il.
Le poète pensa aussitôt à sa propre mère qui l’avait abandonné alors qu’il était encore très jeune. Elle était partie loin, le laissant seul avec son père et avec cette incessante sensation de culpabilité qui avait longue-ment influencé ses relations avec les femmes. Il avait fini par retracer sa mère pendant son adolescence, mais celle-ci ne répondit jamais aux nombreuses lettres que son fils lui envoya.
─ Vous avez au moins eu la chance d’en avoir une, lui répondit l’homme aux fleurs.
*
Cédrika ne dormit pas de la nuit. Elle resta étendue avec son chat dans ses bras tout en pensant à Gabriel. Elle ne lui avait pas donné de nouvelles depuis deux jours maintenant et celui-ci avait respecté son silence, mais elle sentait qu’elle ne pourrait plus continuer à fuir de la sorte bien longtemps. Plus le temps passait, plus elle croyait qu’il serait probablement plus simple de tout arrêter avant que leur histoire ne devienne trop sérieuse et intense. Ne l’était-elle pas déjà suffisamment à sa manière, pensa-t-elle.
Elle vit alors le magnifique pot à fleurs qu’ils avaient acheté ensemble au cours du week-end et son cœur se brisa en miette.
La jeune femme alla tout de même à ses cours, mais sans l’énergie qui la caractérisait habituellement. Elle n’était là qu’à moitié, mais cette moitié perdue était justement celle dont elle avait le plus besoin pour jouer. Son professeur lui en fit la remarque et elle dut ravaler ses larmes en silence, car si le théâtre était un art de cœur, il était avant tout une discipline qu’on devait apprendre à contrôler.
Il était près de 15h00 quand elle reçut deux messages texte sur son portable. Le premier était de son patron qui lui offrait congé pour la journée alors que la pluie n’avait pas cessé de tomber depuis la veille et le second était de Gabriel. Il avait simplement écrit : « Tu me manques. »
Toutes les larmes qu’elle avait retenues jusque-là se mirent à couler.
Elle décida malgré son congé d’aller au square, espérant y trouver un peu de réconfort auprès d’Octavio. Celui-ci n’était malheureusement pas là.
Il pleuvait très fort et de nombreuses feuilles tombaient sous le poids de l’eau, mais Cédrika resta assise sous la pluie pendant un long moment. Elle tenta plusieurs fois de répondre au texto de Gabriel, mais elle n’eut jamais le courage d’envoyer sa réponse. Une main se déposa alors sur son épaule et la fit sursauter.
L’homme aux fleurs était là, souriant à travers sa barbe blanche. Il s’assit à côté de la jeune femme avec son grand parapluie de manière à la protéger un peu.
─ Tu vas prendre froid ma jolie reine…
─ C’est tout ce que je mérite, dit-elle en essuyant son visage mouillé.
Octavio lui prit la main pour la réchauffer un peu, puis l’invita à ouvrir son kiosque.
─ Ce n’est peut-être pas un temps pour vendre des fleurs, mais tu y seras beaucoup mieux…
Elle le suivit nonchalamment, puis rendue à l’intérieur, elle lui posa tout de suite une question.
─ Vous avez souvent rompu avec des femmes?
─ Beaucoup trop souvent pour les avoir comptés… Je dirais même qu’à une époque, j’étais devenu un expert de la dérobade… Je manquais alors de courage autant pour les quitter que pour m’ouvrir à elles… J’ai donc été très souvent un salaud comme vous dites si bien entre vous…
─ Je suis incapable de vous imaginer ainsi… Vous êtes tellement la représentation de la bonté pour moi…
─ La bonté, si elle existe, est un sentiment que l’on cultive avec les années… C’est peut-être nos remords qui finissent pas se transformer de cette manière… L’alchimie des sentiments est un phénomène très énigmatique quand on y pense bien… Mais pourquoi cette question?
─ Je crois que ce serait mieux si je ne voyais plus Gabriel… Autant pour moi que pour lui…
─ Tu ne peux parler que pour toi Cédrika… Il y eut un long silence entre les deux.
— Tu sais, il arrive qu’on empêche de bien belles choses d’arriver simplement par la peur… Que ce soit celle du ridicule, celle de se blesser ou celle de blesser les autres… Mais dis-moi, si ce n’est pas trop indiscret, pourquoi ce changement si soudain avec Gabriel?
─ Je n’ai pas de mot pour l’expliquer si ce n’est que nous avons un degré de complicité incroyable ensemble, mais que je me sens également incapable de me laisser aller avec lui… Je me bloque encore plus que je l’ai toujours fait et je ne sais pas pourquoi… Est-ce une question de chimie physique ou suis-je plutôt en train de détruire inconsciemment quelque chose de bon pour moi que je ne mériterais pas… Je n’ai aucune défense devant lui… C’est fou de voir à quel point il peut lire en moi et à quel point je m’ouvre facilement à lui, car je n’ai jamais l’impression d’être jugé, mais du même coup, mon jardin secret est menacé et c’est ce qui est le plus déchirant en ce moment… Je dois renoncer à quelque chose de magique sans en connaître les raisons, mais en ressentant ces mêmes raisons qui me pousse à m’enfuir…
─ Ça m’a tout l’air d’un élan de sabotage ma petite reine… Et lui, il réagit comment?
─ Je crois qu’il est de plus en plus amoureux… Il fait preuve d’une gentillesse et d’une douceur peu commune avec moi, mais je me sens mal de ne pas pouvoir lui offrir la même chose en retour… J’ai l’impression de profiter de lui…
─ Tu sais ma belle, l’amour est probablement le sentiment le plus mystérieux qui te sera permis de connaître… Il y a toutefois une chose qui est certaine, celui-ci ne pourra jamais évoluer de la même façon entre deux personnes… Les courbes amoureuses sont un peu comme celles d’un sismographe qui se croisent… Elles évoluent chacun à leur rythme, mais l’important c’est qu’elles réagissent l’une à l’autre… Tu as peut-être besoin de temps pour découvrir un peu ta propre courbe… L’absence est parfois le plus claire des miroirs afin de savoir ce qu’on éprouve véritablement pour quelqu’un…
─ Mais comment lui dire?
─ Laisse parler ton cœur… Dis-lui ce que tu viens de me dire… Parle-lui de tes craintes, de ce que tu éprouves, mais si tu veux un conseil, donnez-vous du temps… J’ai appris bien malgré moi que la distance peut séparer des êtres, mais curieusement, elle peut aussi les rapprocher encore plus l’un de l’autre…
Octavio prit le téléphone qu’elle avait déposé sur la table et le tendit vers elle.
─ Aller, du courage!
(à suivre)