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samedi 26 juin 2010

Le poids des ombres (page 15 à 19)


(suite)
Le soleil descendait lentement dans le ciel et le vieil homme observa un long moment la teinte rougeâtre des nuages. Il prit son appareil photo, ajusta son zoom optique sur sa caméra qu’il plaça aussi tôt à son œil dans une sorte de geste machinal, puis il pointa curieusement son objectif vers le sol. C’est là qu’il vit l’ombre des cyprès qui s’étendait sur la pelouse telle de longues flèches lancées vers l’infini. Le photographe grimpa péniblement sur un banc en maugréant, puis il prit les mêmes clichés à l’autre extrémité du parc, mais cette fois-ci, face au soleil couchant. Il voulait prendre ces deux angles pour les réunir dans la même photo et ainsi créer un effet miroir de cette ombre avalant sa propre ombre. Le symbolisme de ses états d’âme en ce moment ne pouvait y être mieux exprimé.

Le vieil homme continua par la suite sa marche, invectivant au passage un groupe de jeunes enfants qui avaient laissé leur vélo en plein milieu du chemin. À une autre époque, il aurait tiré une photo de ce cortège métallique qui semblait se reposer d’une éreintante journée dans cette lumière crépusculaire, mais ces instants magiques qu’il avait tant recherchés au cours de sa vie ne lui apparaissaient plus que sous la forme de la noirceur. L’ombre des gens comme celle des objets était selon lui la seule chose qui restait, car tous les souvenirs finissent tôt ou tard par ne laisser qu’une déchirante impression de vide de ce qui nous avait tant touchés auparavant pensait-il. Il s’était donc inconsciemment laissé sombrer dans cette grisaille pour que le souvenir de sa femme reste l’ultime couleur de sa mémoire.

*

Cédrika passa sa pause repas à l’ombre d’un arbre. La tête plongée dans une pièce de théâtre qu’elle devait répétée pour le lendemain, elle entendit Octavio parler à une jolie dame à qui il venait d’offrir une fleur. Elle ne put s’empêcher de sourire en pensant à cet homme qui apparaissait toujours au moment où on s’y attendait le moins.
― Arrête de me regarder ainsi, lui dit-il en s’approchant d’elle. Tu as besoin d’un peu de place dans ta boutique alors je ne fais que t’aider en distribuant quelques fleurs pour mieux t’en acheter…
― Vous êtes vraiment terrible! Un vrai Robin des bois… Et en plus, vous pigez dans des bouquets que j’ai pris tant de peine à confectionner… Je devrais vous vendre des sceaux de fleurs, ce serait plus simple, dit-elle en riant.
― Mais c’est justement le côté magnifique de la chose… Qu’est-ce qu’un bouquet quand on peut offrir une fleur unique!
La jeune femme ne sut quoi répondre à cette vérité qui lui apparaissait pour la première fois. Ses bouquets lui parurent instantanément moins inspirants.
― Tu veux que je te fasse la réplique?
― Ohhh! Vous seriez tellement gentil… Je dois jouer cette scène demain matin et je ne me sens pas prêt… Je suis dans l’acte III quand Roxane apprend par De Guiche que Christian et son régiment partent vers les combats…
L’homme aux fleurs prit le livre et Cédrika ferma les yeux un court instant pour se concentrer sur le texte qu’elle venait d’apprendre. Elle fut surprise d’entendre une réplique de Cyrano plutôt que celle de De Guiche.

CYRANO
― Laissons, d'un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel. Je crains tant que parmi notre alchimie exquise, le vrai du sentiment ne se volatilise, que l'âme ne se vide à ces passe-temps vains, et que le fin du fin ne soit la fin des fins…
Cédrika eut un sourire en se tournant vers Octavio, mais ne put voir le visage de celui-ci qui lui faisait dos, assis dans son éternelle chaise pliante qu’il déplaçait au gré du mouvement du soleil ou de celui des jolies femmes qui passaient dans l’allée. Elle se laissa toutefois prendre au jeu par cette scène du balcon qu’elle connaissait par cœur et qui avait toujours été sa préférée.

ROXANE
― Mais l'esprit?. . .

CYRANO
― Je le hais dans l'amour… C'est un crime lorsqu'on aime de trop prolonger cette escrime… Le moment vient d'ailleurs inévitablement, et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment ou nous sentons qu'en nous, un amour noble existe, que chaque joli mot que nous disons rend triste…

ROXANE
― Eh bien, si ce moment est venu pour nous deux,
quels mots me direz-vous?

CYRANO
― Tous ceux, tous ceux, tous ceux qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe, sans les mettre en bouquet… Je vous aime, j'étouffe, je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop; ton nom est dans mon coeur comme dans un grelot, et comme tout le temps, Roxane, je frissonne, tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne… De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé… Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai, pour sortir le matin tu changeas de coiffure… J'ai tellement pris pour clarté ta chevelure que, comme lorsqu'on a trop fixé le soleil, on voit sur toute chose ensuite un rond vermeil… Sur tout, quand j'ai quitté les feux dont tu m'inondes, mon regard ébloui pose des taches blondes…

La jeune femme émue s’approcha d’Octavio. Le livre était resté fermé dans ses mains, mais elle sut tout de suite que la triste lumière qui émanait de son regard reflétait cet amour qu’il avait éprouvé un jour pour une femme qui s’était immortalisée dans sa mémoire sous le nom de Gaïa.

*

(À suivre)

* Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase.
Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister...
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Merci
Ben

Evanescence (page 15 à 20)


(suite)
8h58…
Monsieur Coton termine son journal et ferme les yeux quelques instants. Dans son imagination, le voilà bien installé dans son bureau vitré d’où il contemple le reste des employés avec le regard fier d’une reine regardant sa ruche en pleine effervescence. Un cadran sonne à ses côtés…
Il est maintenant 9h00…
Monsieur Coton ouvre les yeux et se retrouve dans son minuscule bureau sans fenêtre. Il fait depuis longtemps parti de cette fourmilière où les billets de banque représentent la seule partie tangible de tous les chiffres qui dérouleront devant ses yeux tout au long de la journée.
Même s’il est le seul du département à ne pas utiliser d’ordinateur, sa rigueur au travail et l’absence d’erreurs ne lui ont valu que des critiques positives de ses supérieurs. Seuls quelques employés continuent à s’amuser de ses techniques archaïques, mais de toute manière, Monsieur Coton n’a que très peu de liens avec ses acolytes. Il préfère depuis longtemps une solitude bien orchestrée à cette sensation de désert qui lui assèche la gorge quand il entre en contact avec les autres. Il n’aime pas ouvrir sa porte à une série d’émotions qu’il a pris tant de temps à bien ranger.

Le voici maintenant prêt à commencer sa journée. Il prend un verre, y verse de l’eau jusqu’à moitié et le dépose sur son bureau près d’une carafe d’eau qui lui permettra de maintenir ce verre rempli toujours au même niveau après chacune de ses gorgées. Il ressent alors la réconfortante impression qu’il ne manquera de rien.

Monsieur Coton est un être excessif en tout, pas nécessairement par goût de possession, mais plutôt par besoin de sécurité. Il n’a donc pas deux ou trois crayons de plomb dans son bureau, mais plutôt soixante-deux… Une couleur pour chacune des journées du mois et un double pour les cas de force majeure… « Un accident est si vite arrivé ! »

Il travaille ainsi sans véritable pause jusqu’à 13h00. Puis, tous les midis, il se dirige vers le petit café-bistro de la rue Voltaire « le Gargantuesque. »

Dès son ouverture, Monsieur Coton a adopté ce restaurant situé à moins de trois minutes de marche de la banque. Depuis treize ans et demi, il y déjeune tous les jours. Son nom aux sonorités évocatrices, lui donne l’impression d’être convié à un festin royal. Pourtant, Monsieur Coton n’a jamais commandé autre chose que la Salade parisienne sur le menu, à l’exception du lundi 4 septembre 1992, alors qu’une grève des maraîchers avait provoqué à Paris un manque dramatique de légumes et surtout de tomates, ingrédient essentiel à la confection de ladite salade...

Aujourd’hui, en entrant dans le café, Monsieur Coton est estomaqué de trouver sa table habituelle occupée par un autre client. Il se retourne expressément vers les cuisines pour tenter d’y voir Bianca, cette serveuse sans âge, aux lunettes proéminentes, qui travaille là depuis l’ouverture du restaurant. C’est elle qui lui apporte toujours un menu au cas où comme elle aime bien lui dire… C’est elle dont la voix chantante résonne comme une caresse alors qu’elle lui demande simplement :
« Belle matinée Monsieur Coton? »
Mais aujourd’hui, quelque chose a changé. Monsieur Coton est frappé de plein fouet par la douceur d’un sourire déconcertant, celui d’une autre...

— Je peux vous installer à cette table Monsieur?
Monsieur Coton prend quelques secondes pour retrouver ses esprits avant de murmurer :
— Non non… je vais attendre que ma table se libère…
La jeune serveuse aux yeux chatoyants le regarde avec curiosité, mais n’insiste pas. C’est sa première journée de travail.
Monsieur Coton consulte alors sa montre afin de calculer le temps approximatif que prendra le client pour terminer son dessert. Selon lui, il s’écoulera environ six minutes, réparties ainsi : une quinzaine de bouchées de gâteau séparées par une pause de plus ou moins seize secondes entre chacune d’elles, ce qui donne environ quatre minutes, plus le temps alloué pour des éléments impondérables.
Encore une fois, les chiffres lui donnent raison. Six minutes plus tard, la table se libère!

14h24…
Monsieur Coton ne marche pas d’une façon régulière, il serpente beaucoup plus lentement qu’à l’habitude vers son bureau. Son esprit est nettement ailleurs, même s’il cherche à contenir le flot de ses idées dans le chemin habituel de toute sa rationalité.

14h30… Assis à son bureau, il se plonge dans la sécurité des chiffres afin de mieux oublier...

Cet après-midi-là, Monsieur Coton découvre bien malgré lui que certains états d’esprit ne sont pas nécessairement propices au calcul. Il lui faut absolument oublier le visage obnubilant de cette nouvelle jeune femme qui travaille au restaurant.

La fin de sa journée est particulièrement difficile alors qu’il n’arrive pas à conserver la quiétude habituelle dans laquelle il aime tant évoluer. Ce n’est qu’en retournant vers son appartement qu’il retrouve peu à peu sa tranquillité d’esprit.
Il s’efforce alors de porter une attention accrue à tout ce qui l’entoure malgré le fait que rien ne semble avoir changé depuis la veille. Les deux immenses tours qui ouvrent la voie sur la place de la Nation sont toujours à leur place. Il y passe en vitesse comme tous les jours afin de ne pas être victime des pigeons qui y ont élu domicile. Il observe par la suite avec attention les canards morts et non déplumés qui sont exposés dans la vitrine d’une boutique de volaille. Leur vision le crible toujours d’effrois. Il s’arrête ensuite devant le chocolatier sans y entrer avant de poursuivre sa route jusqu’à la fromagerie du coin où un morceau de fromage au lait cru, déjà préparé à son intention, l’attend. Il passe ensuite à la boulangerie située du même côté de la rue, même si les baguettes y sont moins fraîches que chez son concurrent d’en face. — Monsieur Coton déteste traverser la rue entre les voitures stationnées, car il sait trop bien que c’est là que les pauvres chiens suivent les exigences de leurs besoins quotidiens.
Tout doucement, il oublie le tourment qu’a créé la jeune serveuse dans son esprit, mais en retour, il arrive avec plus de cinq minutes de retard à la blanchisserie de la rue de Vincennes pour y récupérer son costume.

(À suivre)

* Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase.
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Ben

vendredi 25 juin 2010

Le poids des ombres (début) (page 8 à 14)


Prologue


Comme un éclair, elle était entrée un jour dans sa vie, mais ce matin-là, alors qu’un orage approchait sour-noisement de la ville, le vieil homme s’éveilla en sursaut suite à un violent coup de tonnerre et se trouva bien seul. Son grand lit était à moitié défait et l’oreiller où il avait tant porté les yeux au cours de sa vie était désormais vide et bien enseveli sous le drap qui la recouvrait comme on l’avait fait avec elle à la morgue avec son cadavre fraîchement recueilli.
Complètement bouleversé, il se mit à actionner le bouton de la lumière de chevet qu’il n’éteignait pourtant plus, mais toute la chambre resta plongée dans le noir. La tempête frappait fort. Toute la ville se trouvait sans électricité et ne semblait exister que sous le projecteur des éclairs qui irradiaient le ciel. Le vieil homme fut donc confronté à ce qu’il n’était toujours pas en mesure de fuir à travers les ténèbres de la nuit.
Pour essayer de se calmer, il se mit à observer son ombre zébrée qui se dessinait sporadiquement sur le mur opposé à son lit. Il prit alors son appareil photo numérique et se mit à prendre une série de clichés du mur qui s’illuminait sous la lueur de la foudre.
Le vieil homme se calma peu à peu comme si le fait de regarder à travers l’objectif de sa caméra lui permettait de s’évader de lui-même et surtout, de la réalité à la quelle il était désormais confronté. Mais tout au fond de lui, il espérait sans doute qu’un jour, une de ces photos allait enfin lui révéler la preuve qu’elle existait toujours... et pas seulement en lui…






I


En ouvrant les yeux, Cédrika sentit son jeune chat qui venait de se blottir dans le creux de ses bras. L’animal semblait terrorisé par les coups de tonnerre qui s’éloignaient peu à peu alors que la chambre, ainsi qu’une partie de la ville, étaient maintenant plongées dans une noirceur totale suite à l’orage qui venait de passer.
― Tu as peur ma petite Canaille?
Elle prit son chaton qui se mit instantanément à ronronner comme le moteur d’un aquarium au contact de ses mains, puis se leva du lit pour aller s’asseoir sur le rebord d’une fenêtre avec lui. Elle put ainsi assister au spectacle son et lumière proposé par son chat et par le ciel d’où jaillissaient des éclats de feu. Il faisait encore nuit, mais Cédrika savait qu’elle ne serait plus en mesure de dormir. L’insomnie la guettait facilement depuis quelque temps. La jeune femme ne s’était toujours pas habituée au bruit ambiant de la ville qui contrastait avec le silence de la campagne qui avait bercé toute son enfance, mais bien plus que le bruit, sa famille lui manquait beaucoup.
― Tu sais que j’aimerais bien moi aussi être un chat parfois… Ta vie semble si simple et tu ne manques jamais de sommeil espèce de paresseux…
Canaille lui répondit d’un de ses éternels ronronnement tout en fermant les yeux pour mieux savourer les caresses de sa jeune maîtresse.
Elle resta là jusqu’à ce que les lueurs de l’aube viennent la sortir d’un de ses éternels questionnements.

Il était cinq heures du matin lorsque Cédrika décida d’aller faire son jogging matinal pour se changer les idées.
Elle courut longtemps ce jour-là, comme pour mieux exorciser un certain désabusement qu’elle ressentait depuis peu, puis rentra chez elle se préparer pour ses cours et son travail.

*

Le vieil homme marchait d’un pas lourd. Son visage était sombre et hostile alors qu’il n’avait plus fermé l’œil de la nuit après l’orage. Il avait donc préféré sortir pour airer dans la ville comme il le faisait quotidiennement depuis le départ de sa femme et comme à son habitude, sa promenade débuta par une visite au cimetière du quartier. C’est là qu’il la retrouvait.
Le gardien s’était lentement habitué aux ronchonnement du vieil homme qui semblait se parler à lui-même à son passage et qui ne l’avait jamais vraiment salué, mais il savait que tous avaient leur manière bien personnelle de vivre un deuil qui les hantait et c’était probablement sa manière à lui de venir ici, pensa-t-il.
Ce dernier se rendit jusqu’à la sépulture de sa bien-aimé.
― Si ça continue, on n’aura plus d’été… Tu as vu l’orage cette nuit? Pfff… Temps de merde ouais… Tu peux le dire… J’espère que ça ne coule pas trop en dessous… Avec tes rhumatismes, ce n’est pas ce qu’il a de mieux…
La voix du vieil homme devint plus sourde et éraillée alors que ses mains se serrèrent l’une contre l’autre. Sa lèvre inférieure se mit à trembler et si on avait pu entendre sa voix intérieure, on aurait pu percevoir le murmure de son âme qui disait : « J’aurais tellement voulu te réconforter cette nuit et sentir ta présence dans mes bras… Tu me traitais parfois de vieux bouc quand je riais de ta peur des orages, mais malgré toutes les années que nous avons passé ensemble, je ne t’ai jamais dit que moi aussi j’avais peur du tonnerre et c’est ton souffle au creux du mien qui m’a toujours empêché de trembler… »
L’homme sortit une série de photos de son long imperméable qu’il portait beau temps, mauvais temps et poursuivit son monologue à voix basse.
― Regarde… Si ce n’est pas mon ombre qui tremblait, ce sont mes mains… Des mains qui cher-chaient désespérément les tiennes…
Si tu savais à quel point tu me manques…
Une larme se forgea un chemin à travers le désert aride de ses yeux. On aurait dit qu’il riait tel un mirage dans le sable de ses tourments.

*

Il était 16h00 quand Octavio vit arriver la belle Cédrika dans l’allée du square. La jeune femme passait rarement inaperçue. On aurait dit qu’un éternel parfum la précédait plutôt que de la suivre.
― Comment allez-vous jolie Reine?
― Ohhh! Si ce n’est pas mon poète préféré… Mais cessez donc gentil homme avec vos compliments, vous ne voyez dont pas que le teint diaphane de ma peau ne peut cacher toute mon intimidation?
― C’est que j’aime vous voir rougir très chère… Existe-t-il une plus belle couleur que le rose d’une joue qui se laisse altérer par la simple portée d’une parole ou d’un regard?
― Dans mon cas, je dirais que c’est pathétique, surtout avec les cernes sous les yeux qui me donnent en ce moment l’air d’un raton laveur…
― Il y a définitivement des animaux plus jolis que d’autres, dit-il en riant. Mais il faut dormir parfois Cédrika… Faites languir un peu vos amants…
La jeune femme se mit à rire à son tour.
― Si au moins c’était le cas… J’ai passé une partie de la nuit à apprendre une scène que je dois jouer demain et l’autre à me faire réveiller par mon chat qui avait peur de l’orage… Vous avez vu?
― Je ne manque jamais un tel spectacle… Je vais même vous avouer que souvent, je sors de chez moi et je vais m’installer dans mon jardin pour mieux ressentir ce déferlement d’énergie et sentir la pluie fouetter mon visage…
― C’est bien ce que je croyais… Vous êtes aussi fou que l’on croit, mais peut-être un peu plus sage qu’on le pense aussi…
Cédrika ouvrit la porte du minuscule cabanon qui lui servait de boutique aux fleurs.
― Ohhh vous avez reçu des tournesols… Il commence pourtant à se faire tard pour la saison, lui dit-il à travers la porte restée entrouverte.
La jeune femme cherchait un endroit pour déposer son sac à travers ce capharnaüm odorant qui ne laissait de place qu’à une petite table de travail. C’est à cet endroit qu’elle s’offrait à ses plus colorés amants en confectionnant des bouquets de fleurs qu’elle vendait par la suite aux passants. Octavio était son client le plus assidu. Il venait presque à tous les jours et lui achetait plusieurs bouquets qu’il s’amusait par la suite à distribuer gratui-tement à tous ceux qui l’inspiraient afin de simplement parler un peu avec eux. L’homme aux fleurs comme elle aimait le surnommer racontait la vie comme pas un. Il était devenu un ami et le seul confident masculin qu’elle n’ait jamais eu.
― En passant, le type aux lunettes est encore venu pour toi il y a quelques heures…
― Vous lui avez parlé?
― Non… En fait, je l’ai simplement vu assis sur un des bancs du parc, mais il faisait semblant de lire et il jetait constamment des coups d’œil vers ici… Je suis certain que c’est toi qu’il attendait…
― Vous avez trop d’imagination…
Cédrika baissa toutefois la tête en signe de découragement. Il s’appelait Julien. Celui-ci avait réussi à la séduire quelques semaines auparavant alors que dans un geste théâtral, il avait déposé une paire d’écouteurs sur ses oreilles pour la surprendre et avant même qu’elle n’ait le temps de dire un mot, la musique avait commencé. La jeune femme fut tout de suite charmée par la voix prenante du chanteur Damien Rice qu’elle adorait. Elle ferma les yeux un instant pour mieux savourer ce moment, mais lorsqu’elle les ouvrit, Julien avait disparu, la laissant seule parmi toutes les fleurs qui l’entouraient alors que le dernier accord de la chanson se dissipait à travers son regard. Elle fut aussitôt charmée par l’originalité du jeune homme et par la chanson qu’il avait choisie. Elle décida donc de le revoir à quelques reprises par la suite, mais fut bien vite désenchantée devant son manque de candeur et par la rationalité qui dictait la majorité de ses actes.
― Tu devrais lui offrir des œillets une fois pour toutes à ce garçon… Peut-être qu’il comprendrait mieux le langage des fleurs que ceux de tes silences…
― J’aurais trop peur qu’il prenne ce geste comme une preuve d’amour…
― Tu en connais beaucoup toi des gens qui offrent des œillets à la personne qu’ils aiment? Je n’en ai justement jamais vu ici…
La jeune femme se mit à rire.
― Non, mon patron les déteste… Elle repensa aussitôt à Julien. Vous avez peut-être raison pour les oeillets, mais une femme qui offre des fleurs à un homme, c’est différent… Peu importe lesquels, il sera probablement charmé… Julien est ce genre de garçon qui ne voit pas au-delà du geste, ou plutôt, il ne verra que ce qu’il veut bien voir… Vous êtes tous pareil, dit-elle en souriant.
― Jusqu’à ce qu’une femme nous rende unique!
Cédrika observa Octavio du coin de l’œil tout en s’affairant à son travail. Cet homme aux cheveux blancs et au sourire éternel était effectivement différent des autres. Le temps ne semblait pas avoir de prise sur lui, mais son âme avait assurément été modelée un jour par une femme qu’elle avait l’impression de très bien connaître maintenant sans toutefois l’avoir jamais rencontré.

*

Evanescence (Début) (page 9 à 14)


Prologue

Il y a ceux qui cherchent, ceux qui en ont perdu l’espoir…
Ceux qui avancent, ceux qui suivent…
Ceux qui ont tout, ceux qui n’espèrent plus rien…
Ceux que tous connaissent, ceux qui n’ont que leur ombre pour compagnie…
Ceux qu’un rien fait rêver, ceux que plus rien ne fait rêver…
Ceux qui ont appris à voler, ceux qui n’ont que leurs pieds, cimentés dans cette course où l’on perd souvent à vouloir trop gagner…
Il y a ceux qui s’adaptent à la vie quotidienne et ceux qui comme Monsieur Coton, résistent tant bien que mal à l’oppression d’une grande ville, minuscules bulles qui s’agrippent aux parois de ce grand bouillonnement…
Mais il y a parfois ceux qui aiment…
pas simplement pour être aimés…







I



Il est 8h11… Monsieur Coton a le teint rougeâtre de celui qui vient de descendre 73 marches, incluant le marchepied qui donne accès à la porte d’entrée de son immeuble. Immeuble situé sur une rue où le chant des oiseaux fait place chaque matin au concert d’automobilistes impatients. Il ne lève pas les yeux du trottoir, sachant trop bien que la femme au caniche, sa concierge et voisine de palier, est installée sur son minuscule balcon et qu’elle lui lancera encore une fois de sa voix nasillarde et arrogante :
« Beau costume Monsieur Coton… »
Celui-ci, comme tous les matins, lui répondra d’un léger soulèvement de son chapeau melon sans toutefois la regarder.

Monsieur Coton aime le gris. Il s’est donc procuré, un magnifique complet de cette couleur quelques années plus tôt. Il se rappelle encore de cette journée mémorable alors qu’il fut tellement satisfait de son choix qu’il était retourné le lendemain pour en acheter un deuxième identique. Depuis ce jour, tous les matins vers 8h17, Monsieur Coton dépose son complet de la veille à la blanchisserie du coin et le reprend le soir à son retour du travail, soit entre 19h12 et 19h15 selon son humeur.

Malgré l’immensité de la ville, Paris se résume pour lui aux quelques rues de son arrondissement situé près de la porte de Vincennes et aux trottoirs de la rue des Tuileries qu’il arpente chaque dimanche pour faire le tour des bouquinistes de la Seine. Monsieur Coton demeure dans le 12e arrondissement au sixième étage du 26, rue des Rendez-vous. Il a toujours aimé écrire son adresse comme si elle représentait une sorte de promesse à laquelle il était lié depuis plus de quinze ans.

8h17… Madame Bataclan, la blanchisseuse à la taille ronde, aux seins proéminents et aux bras d’ivoire, vient tout juste de saluer son client le plus assidu que déjà, celui-ci synchronise le rythme de sa marche avec les feux de circulation du coin de l’avenue. Monsieur Coton laisse s’épanouir un léger sourire victorieux sur la rigidité de ses traits, car encore une fois aujourd’hui, il prévoit avoir la chance d’arriver avec la tombée du feu prioritaire pour les piétons pour une douzième journée consécutives.
Il a maintenant une minute d’avance. Il peut donc prendre le temps de fureter des yeux les pages couvertures des revues du kiosque à journaux même s’il ne les achète jamais. Il ne lit que la section économique du Figaro et ceci, pendant 28 minutes avant de débuter son travail.
― Pas de beau temps encore aujourd’hui Monsieur Coton ! lui dit le vendeur de son accent du sud.
― Bof! Vous savez moi…
Il sort la monnaie exacte de sa poche, somme qu’il a pris la peine de préparer avant de quitter son appartement. Il tire alors un journal du dessous de la pile pour être certain que personne d’autre ne l’a touché et il reprend sa route.

Il longe maintenant la place de la Nation tout en portant son regard sur l’immense statue de bronze qui occupe le centre du rond-point. Monsieur Coton aime bien la vivacité de cette scène où deux lions semblent tirer un char conduit par des dieux de l’Olympe. Il ne sait toutefois pas ce que la statue représente exactement puisqu’il n’a jamais pris le temps de traverser la rue et de s’y arrêter pour y lire l’inscription. Il préfère simplement la contempler de loin, ce qui lui permet d’éviter le regard des gens qu’il croise jusqu’au boulevard Voltaire. Arrivé là, il consulte sa montre… 8h25, le voilà rendu devant les portes de la succursale d’une banque où il est comptable depuis près de vingt ans.

Sa relation avec le monde des chiffres est fascinante. Elle forme un amalgame concentré de gestes répétitifs d’une part et du décompte de ceux-ci d’autre part.
Monsieur Coton a toujours été attiré par la sensation réconfortante que lui apporte le calcul. C’est avec les chiffres qu’il humanise une partie de sa vie.

En plus de calculer constamment, Monsieur Coton possède une capacité de mémorisation tellement aiguisée, qu’il lui est impossible d’oublier quoi que ce soit, pour le meilleur, mais trop souvent pour le pire…

Il aurait aimé lui aussi porter un prénom inspirant et évocateur tel que Don Quichotte, le héros de son livre préféré. Il a d’ailleurs lu et relu ce roman tout au long de sa vie. Mais on l’a plutôt prénommé sévèrement Jean…
Jean Coton.

Sa vision très cartésienne et mathématique de la vie a pris naissance dès sa jeunesse et plus précisément dans sa relation quotidienne avec son père. Les mille deux cent vingt-huit coups derrière la tête lui ont appris à respecter l’autorité de celui-ci. Son enfance se déroula donc dans une perpétuelle quête de perfection pour ainsi devenir un fils modèle. Il espérait ainsi accroître le nombre des maigres marques d’affection qu’il recevait de son paternel, mais malgré tous ses efforts, l’enfant ne conserva qu’un vague sentiment d’indifférence de son père durant toutes ces années.
Si au moins Monsieur Coton avait eu une mère pour compenser. Une vraie mère qui l'aurait cajolé et qui aurait réconforté ses peurs. Une mère qui l’aurait vu rire et qui l’aurait écoutée pleurer. Mais au lieu de cela, c’est une vieille femme du village qui lui servit de nourrice pendant que son père travaillait constamment à son bureau de notaire. Cette femme conserva d’ailleurs toujours une sorte de méfiance face à cet enfant bâtard qu’il était.

Le petit Jean n’eut jamais la chance de discuter avec son père de toutes ses préoccupations maternelles. Ce dernier se réfugiait dans une rigueur et une sévérité excessive face à lui dès que le mot maman faisait surface lors d’une conversation. Il entraîna finalement dans sa mort le mystère de l’absence d’une mère pour son fils. Il n’est donc pas surprenant que Jean Coton ait perdu depuis longtemps la capacité d’étonnement et d’illusion face à la vie...
Toujours dans sa logique, c’est sans douleur qu’il a vu son père mourir d’un cancer, les statistiques jouant malheureusement contre lui…
(à suivre demain)