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(suite)
Le soleil descendait lentement dans le ciel et le vieil homme observa un long moment la teinte rougeâtre des nuages. Il prit son appareil photo, ajusta son zoom optique sur sa caméra qu’il plaça aussi tôt à son œil dans une sorte de geste machinal, puis il pointa curieusement son objectif vers le sol. C’est là qu’il vit l’ombre des cyprès qui s’étendait sur la pelouse telle de longues flèches lancées vers l’infini. Le photographe grimpa péniblement sur un banc en maugréant, puis il prit les mêmes clichés à l’autre extrémité du parc, mais cette fois-ci, face au soleil couchant. Il voulait prendre ces deux angles pour les réunir dans la même photo et ainsi créer un effet miroir de cette ombre avalant sa propre ombre. Le symbolisme de ses états d’âme en ce moment ne pouvait y être mieux exprimé.
Le vieil homme continua par la suite sa marche, invectivant au passage un groupe de jeunes enfants qui avaient laissé leur vélo en plein milieu du chemin. À une autre époque, il aurait tiré une photo de ce cortège métallique qui semblait se reposer d’une éreintante journée dans cette lumière crépusculaire, mais ces instants magiques qu’il avait tant recherchés au cours de sa vie ne lui apparaissaient plus que sous la forme de la noirceur. L’ombre des gens comme celle des objets était selon lui la seule chose qui restait, car tous les souvenirs finissent tôt ou tard par ne laisser qu’une déchirante impression de vide de ce qui nous avait tant touchés auparavant pensait-il. Il s’était donc inconsciemment laissé sombrer dans cette grisaille pour que le souvenir de sa femme reste l’ultime couleur de sa mémoire.
*
Cédrika passa sa pause repas à l’ombre d’un arbre. La tête plongée dans une pièce de théâtre qu’elle devait répétée pour le lendemain, elle entendit Octavio parler à une jolie dame à qui il venait d’offrir une fleur. Elle ne put s’empêcher de sourire en pensant à cet homme qui apparaissait toujours au moment où on s’y attendait le moins.
― Arrête de me regarder ainsi, lui dit-il en s’approchant d’elle. Tu as besoin d’un peu de place dans ta boutique alors je ne fais que t’aider en distribuant quelques fleurs pour mieux t’en acheter…
― Vous êtes vraiment terrible! Un vrai Robin des bois… Et en plus, vous pigez dans des bouquets que j’ai pris tant de peine à confectionner… Je devrais vous vendre des sceaux de fleurs, ce serait plus simple, dit-elle en riant.
― Mais c’est justement le côté magnifique de la chose… Qu’est-ce qu’un bouquet quand on peut offrir une fleur unique!
La jeune femme ne sut quoi répondre à cette vérité qui lui apparaissait pour la première fois. Ses bouquets lui parurent instantanément moins inspirants.
― Tu veux que je te fasse la réplique?
― Ohhh! Vous seriez tellement gentil… Je dois jouer cette scène demain matin et je ne me sens pas prêt… Je suis dans l’acte III quand Roxane apprend par De Guiche que Christian et son régiment partent vers les combats…
L’homme aux fleurs prit le livre et Cédrika ferma les yeux un court instant pour se concentrer sur le texte qu’elle venait d’apprendre. Elle fut surprise d’entendre une réplique de Cyrano plutôt que celle de De Guiche.
CYRANO
― Laissons, d'un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel. Je crains tant que parmi notre alchimie exquise, le vrai du sentiment ne se volatilise, que l'âme ne se vide à ces passe-temps vains, et que le fin du fin ne soit la fin des fins…
Cédrika eut un sourire en se tournant vers Octavio, mais ne put voir le visage de celui-ci qui lui faisait dos, assis dans son éternelle chaise pliante qu’il déplaçait au gré du mouvement du soleil ou de celui des jolies femmes qui passaient dans l’allée. Elle se laissa toutefois prendre au jeu par cette scène du balcon qu’elle connaissait par cœur et qui avait toujours été sa préférée.
ROXANE
― Mais l'esprit?. . .
CYRANO
― Je le hais dans l'amour… C'est un crime lorsqu'on aime de trop prolonger cette escrime… Le moment vient d'ailleurs inévitablement, et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment ou nous sentons qu'en nous, un amour noble existe, que chaque joli mot que nous disons rend triste…
ROXANE
― Eh bien, si ce moment est venu pour nous deux,
quels mots me direz-vous?
CYRANO
― Tous ceux, tous ceux, tous ceux qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe, sans les mettre en bouquet… Je vous aime, j'étouffe, je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop; ton nom est dans mon coeur comme dans un grelot, et comme tout le temps, Roxane, je frissonne, tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne… De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé… Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai, pour sortir le matin tu changeas de coiffure… J'ai tellement pris pour clarté ta chevelure que, comme lorsqu'on a trop fixé le soleil, on voit sur toute chose ensuite un rond vermeil… Sur tout, quand j'ai quitté les feux dont tu m'inondes, mon regard ébloui pose des taches blondes…
La jeune femme émue s’approcha d’Octavio. Le livre était resté fermé dans ses mains, mais elle sut tout de suite que la triste lumière qui émanait de son regard reflétait cet amour qu’il avait éprouvé un jour pour une femme qui s’était immortalisée dans sa mémoire sous le nom de Gaïa.
*
(À suivre)
* Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase.
Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister...
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Ben
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