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dimanche 27 juin 2010

Le poids des ombres (page 20 à 23)


Le vieil homme sortit un livre au hasard de l’immense bibliothèque du salon. Il déposa sa tasse de thé fumante sur le coin vide d’une table basse et faillit s’ébouillanter en cherchant nerveusement ses lunettes de lecture qui ne se trouvait jamais où il croyait les avoir laissés. « Mais où as-tu donc mis mes lunettes? », dit-il à celle qu’il aurait voulu présente. Il les trouva finalement dans le creux d’un coussin du vieux futon. C’est ici qu’ils se réunissaient chaque soir après leur repas, elle pour lui parler de ses fleurs, lui, de tous ceux qu’il avait immortalisés sur sa caméra pendant la journée. Ces longs moments de complicités s’échelonnaient au gré de leurs voix comme de leurs silences, sa femme possédant cette incroyable capacité du non-dit qu’elle illustrait sous le miroir de ses regards. Elle avait appris ce langage en côtoyant quotidiennement ceux qui n’avaient plus la parole pour s’exprimer alors que depuis sa retraite, elle s’occupait de fleurir les tombes des oubliés du cimetière.

Après leur thé, elle avait l’habitude de prendre un livre et de lire à haute voix à son « Âme »i, comme elle aimait l’appeler. Celui-ci s’endormait souvent bien avant la conclusion de l’histoire, mais elle aimait imaginer que ses mots formaient un vaste champ chimérique où persistait subtilement l’image de celle qui partageait sa vie depuis près de cinquante ans.

C’était maintenant lui qui lisait… lui qui lisait à haute voix à cette ombre qu’il imaginait sous le châle qu’il n’avait pas déplacer depuis son départ. Le châle était resté sur le futon, fripé par les vestiges de son corps à elle, comme un pantin ventriloque d’où jaillissait l’écho de toute son absence.

Ce soir-là, le hasard avait voulu que le vieil homme tombe sur un des livres qu’elle avait surlignés. Sa femme avait toujours aimé marquer certains passages des bouquins qu’elle appréciait, comme si elle s’envoyait des cartes postales qu’elle pouvait ensuite relire quand bon lui semble. Le vieil homme s’arrêta donc sur chacun de ses petits passages soulignés avec la délicatesse de celui qui ouvre un écrin. Il lut un long moment, puis tomba sur une phrase qui le toucha plus particulièrement.

« La photographie acquiert un peu de la dignité qui lui manque, quand elle cesse d'être une reproduction du réel et nous montre des choses qui n'existent plus. »

Marcel Proust


*


Cédrika était exténuée lorsqu’elle entra dans son appartement. Elle se coucha immédiatement, mais elle eut toutefois encore beaucoup de mal à s’endormir. Sa petite Canaille avait une fois de plus décidé de prendre son lit comme terrain de jeu, mais c’est surtout le stress de son audition du lendemain qui accaparait ses pensées. Elle rêvait depuis longtemps au jour où c’est elle qui incarnerait le rôle de Roxane dans Cyrano de Bergerac et ce jour dépendait maintenant à lui seul de cette audition. Ses éternelles remises en question obnubilaient souvent ses nuits, mais cette fois-ci, c’était la peur de n’être pas à la hauteur qui l’empêcha de s’endormir à quelques heures du plus grand défi de sa carrière. La jeune femme possédait pourtant toute la beauté et le talent nécessaire pour jouer ce rôle, mais sa confiance en elle n’existait qu’à travers les yeux des autres et c’est cette même quête du regard extérieur qui altérait souvent ses nuits. Même dans le domaine du rêve, Cédrika n’aspirait à rien de moins que la perfection.

Un coup de téléphone la sortit de son marasme.

Tu es prêt pour demain? Lui dit une voix féminine qui ne prit même pas le temps de la saluer.

Merci de m’aider à m’endormir Clara!

― Impossible… Je te connais trop bien… Tu devais te retourner comme une crêpe dans ton lit…

Cédrika ne put s’empêcher de sourire.

Je connais le rôle et le texte par cœur, mais ça ne fait pas de moi une bonne comédienne…

― Bon… T’as encore parlé à ton père, n’est-ce pas?

― Tu sais très bien que je me balance de son opinion…

Clara éclata d’un rire cristallin qui froissa son amie. Cédrika changea toutefois rapidement de sujet sachant qu’encore une fois, son amie avait raison. Son père lui avait effectivement laissé un message sur son répondeur plus tôt dans la journée et même s’il savait toute l’importance de cette audition pour sa fille, il n’avait même pas effleuré le sujet. Il s’était répandu dans toutes sortes de futilités quelconques, mais la jeune femme n’était pas dupe. Elle savait qu’il avait encore une fois voulu imposer sa présence à quelques heures d’un important moment de sa vie.

Tu m’emmerdes! Lui dit-elle d’un ton qui ne pouvait cacher son exaspération.

C’est aussi à ça que servent les amis! Lui répondit-elle en riant de nouveau. Si tu veux, je passe chez toi et tu me fais une prestation…

― Non… Pas ce soir… Je crois que j’ai plutôt besoin de dormir et de faire le vide un peu…

― Si tu le dis… Alors on se voit demain, mais tu m’appelles tout de suite après ton audition…

Cédrika ne semblait guère avoir la tête à fixer un rendez-vous, mais promit d’appeler sa meilleure amie dès que la session de torture serait terminée.


(À suivre)

* Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase.
Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister...
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Ben

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