
Il continua sa marche jusqu’au parc et y trouva encore une fois l’homme aux fleurs.
— Comment allez-vous Monsieur Chrysanthème?
― Bah… Ça pourrait être pire…
― C’est donc mieux, lui dit Octavio qui venait de sortir sa pipe et le jeu d’échec de son sac en le voyant arriver. J’espérais justement vous revoir… Vous avez remarqué à quel point le silence de la ville est agréable aujourd’hui?
Les deux hommes s’arrêtèrent un moment pour mieux écouter. Octavio en profita pour remplir sa pipe tout en se laissant porter par le murmure particulier de la fontaine qu’on n’entendait pratiquement jamais.
— Ce serait parfait si les cyclistes respectaient un peu les feux de circulation… Je n’ai jamais vu une bande de cinglée de la sorte… On dirait qu’ils se croient tous sur les champs Élysée pendant le tour de France… Si j’étais flic, je leur collerais une série de contraventions moi…
― Ça fait tout de même du bien d’entendre autre chose que des coups de klaxon… Ils organisent cet événement une fois par été depuis quelques années, mais entre vous et moi, il devrait faire ça tous les jours… J’adore ce silence de béton…
Octavio se mit à placer les pions sur l’échiquier sans demander l’avis de son présumé partenaire.
― Mais vous faites quoi dans ce square à tous les jours? Lui dit le vieil homme.
— J’offre quelques fleurs ici et là à des gens qui ne sont pas allergiques et je me laisse imprégner par leur sourire… Je parle aussi… beaucoup trop parfois…
― Mais vous n’avez pas de métier?
― J’en ai eu plusieurs, mais l’art dans sa forme la plus dénudée occupe maintenant tout mon temps… Et vous?
Le vieil homme s’assombrit, mais la bonhomie d’Octavio l’incita à lui raconter un peu ce qu’il avait fait durant toutes ses années.
― J’ai toujours été photographe… Je crois que le mouvement du temps m’effraie alors j’ai passé ma vie à saisir l’instant pour le figer sur papier, mais depuis un certain temps, je réalise que tous ces morceaux de vie que je croyais immortaliser avec mon appareil ne sont en fait que des partitions musicales qui tôt ou tard, deviennent silencieuse… Certains diront que c’est dans les silences qu’on entend le mieux nos voix intérieures, mais parfois, ils se faufilent bien cruellement en nous et il ne reste alors plus rien, dit le vieil homme qui fut lui-même surpris par ce soudain élan de confidence.
― J’aime beaucoup votre image des partitions… La musique est toutefois teintée de bien des silences et c’est même peut-être cette dimension qui fait en sorte qu’elle prend toute sa valeur… Mais vous ne croyez pas que la musique d’une photographie laisse toujours sa trace?
― Une trace… C’est bien peu quand on a voulu illustrer une symphonie…
― Vous avez déjà pensé au fait qu’une seule trace de pas qui apparaît sur une île déserte fait en sorte que plus rien n’est pareil… Vous imaginez alors toutes celles qui subsistent dans une image…
Le vieil homme observa attentivement Octavio qui semblait avoir une facilité déconcertante à répondre aux gens, comme si toutes les questions lui étaient soufflées d’avance. Il venait d’allumer sa pipe et se mit à faire des cercles de fumées avec sa bouche comme la lente évaporation des mots qu’il venait de prononcer.
― Je sais ce que vous allez me dire… Qu’à mon âge, je ne devrais pas fumer, mais je réponds à tous mes détracteurs en disant que je ne fume pas, j’expire mes souvenirs et je fais des bulles de silence, dit-il en lui lançant un clin d’œil.
― Si je n’étais pas si vieux, je crois que je vous accompagnerais…
― Je vous offrirais bien ce plaisir, mais je n’aimerais pas avoir la mort prématurée de quelqu’un sur ma conscience … La mienne me suffit…
Octavio déplaça son premier pion en E4. Le vieil homme répondit sans trop réfléchir à cette ouverture en glissant le sien en E5.
— Mais dites-moi, la photographie ne vous permet-elle pas justement de vous libérer un peu de ce qui vous afflige?
― Plus maintenant!
L’homme aux fleurs observa son adversaire avec compassion. Il sentit toute la tristesse se glisser dans le regard du vieil homme et n’osa pas pousser plus loin la discussion. Il déplaça son fou en F4. Celui-ci répondit de la même manière en amenant le sien en C5, puis c’est lui qui reprit la conversation.
— Avez-vous déjà perdu quelqu’un et senti justement que vous n’aviez plus aucun point de repère?
Octavio venait de déplacer sa reine en H5 lorsque son visage perdit une partie du lustre que le vieil homme lui avait connu jusqu’alors. Il y eut une sorte de silence inconfortable entre les deux joueurs. Le vieil homme en profita pour se pencher vers l’échiquier et faire semblant d’analyser le jeu. Il regrettait déjà sa question lorsqu’il déplaça son cavalier en F6 afin de venir menacer la reine d’Octavio.
— Oui j’ai perdu quelqu’un, finit-il par dire. Une femme… Il y a longtemps… Vous savez, les gens qui disent que le temps efface nos souffrances et bien ils n’ont probablement jamais connu la démesure qu’implique une véritable déchirure de l’âme… Notre seule consolation dans ces moments, c’est qu’on s’ouvre autant à la douleur de l’absence qu’au bonheur de sentir gravé en soi ce qui a été vécu avec autant d’emportement… J’ai appris à réparer partiellement mon âme avec mes souvenirs, mais j’ai encore beaucoup de travail à faire… Ce qui fait en sorte que je suis ici en ce moment avec vous, que j’offre des fleurs aux passants, et que vous êtes échec et mat…
Octavio venait d’avancer sa reine en F7. Il retrouva alors son sourire et offrit du même coup une branche de Chrysanthème au vieil homme éberlué qui se mit à rire pour la première fois depuis plusieurs semaines.
*
(À suivre)
Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase. Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister... Si vous aimez cette histoire, vous n'avez qu'à cliquer sur ( Email to a friend) situé tout juste en bas de ce texte pour le partager et n'ésitez pas à laisser un commentaire sur le blog. J'adore vous lire!
j'aimerais bien rencontrer Octavio au détour d'une ruelle, croiser son regard, percer son secret...sa douceur n'aurait-elle d'égal que sa douleur?
RépondreEffacerNathalie
C'est à suivre mais c'est une belle observation... Le personnage d'Octavio va prendre de plus en plus de forme au cours de l'histoire :)
RépondreEffacerj'attends avec impatience :) j'ai quelques idées sur la suite... à voir si mes intuitions seront juste
RépondreEffacerun grand plaisir ce livre!
Nathalie
Tu me diras... J'aime voir comment un lecteur perçoit une histoire... le jeu de l'écrivain...
RépondreEffacerpas de soucis, compte sur moi! :)
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