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mardi 7 septembre 2010

La part des ombres (119 à 123)


C’est comme si je sentais qu’inconsciemment, elle avait besoin d’être apprivoisé et moi, de sauver ma peau.

Je suis d’un ridicule pathétique.


(suite)


*


— Comme je suis heureux de vous voir… Je pensais justement à vous hier en me disant qu’une petite partie d’échec aurait été sympathique, mais vous n’êtes pas venu et de toute manière, il faisait peut-être un peu trop froid pour jouer…

Octavio serra cordialement la main du vieil homme qui dépassait un peu de son trop long imperméable.

─ Hier, j’ai dormi…

─ Vous faites bien… Moi, je ne dors plus beaucoup depuis des années…

─ Moi non plus, mais je crois que je n’ai jamais dormi autant de ma vie… Mon vieux corps n’est plus en mesure de rester étendu aussi longtemps… Je serai un très mauvais mort et c’est probablement pour ça qu’elle n’est toujours pas venue me chercher…

─ Entre vous et moi, la mort se moque bien de quoi que se soit… J’ai longtemps cru que nous avions au moins un certain contrôle sur cette partie de notre existence, mais il semble que ce ne soit pas toujours vrai, lui dit Octavio d’un ton qui ne pouvait cacher une pointe d’amertume. Une petite partie, ça vous dit?

─ Bah… Pourquoi pas, je n’ai rien de mieux à faire que de traîner ma vieille carcasse aujourd’hui et rester assis me fera probablement du bien… Je n’ai plus l’âge de supporter l’absinthe et surtout pas d’en boire plus d’un verre, ajouta-t-il comme s’il se parlait à lui-même.

─ Vous parlez de la vraie absinthe?

─ Tout ce qui a de plus vraie, directement de Prague…

Octavio voyagea en une seconde dans les méandres de cette ville qu’il avait visités en compagnie de Gaïa. Le pays évoluait à cette époque sous le régime commu-niste et il en gardait des souvenirs poignants. Il se rappelait encore parfaitement de ces nuits glaciales où il devait se lever de son lit pour insérer quelques kopeks dans une sorte de cheminée qui laissait alors échapper quelques morceaux de charbon. C’est toutefois la chaleur de leurs corps qui s’enlaçaient amoureusement dans un lit beaucoup trop petit pour eux qui était la principale source de chaleur de la pièce.

─ J’adore l’absinthe… Vous avez déjà joué aux échecs sous l’effet de cette boisson?

─ Non, lui dit le vieil homme un peu surpris.

─ Il faudra essayer un jour… C’est merveilleux de voir à quel point notre cerveau se met à concevoir le jeu d’une manière différente… Vous seriez surpris de constater à quel point nos capacités intuitives deviennent affûtées dans de tels moments…

─ Bah… Je préfère garder le peu de contrôle qui me reste…

─ Je comprends… Ce n’est pas toujours facile de se libérer de cette part de rationalité qui dicte générale-ment la majeure partie de nos choix…

Octavio alluma sa pipe et on sentit aussitôt un vent de plénitude s’abattre sur lui comme si le temps venait de ralentir d’un seul coup. Le vieil homme se mit alors à penser à sa femme et à cette même sensation de bien-être qu’il éprouvait en sa compagnie lorsqu’ils parta-geaient une bonne bouteille de vin ensemble. Il se remémorait parfaitement tous ces petits gestes qui pouvaient sembler anodins pour d’autres, mais qui étaient en faite la base de cette grande complicité silencieuse qui les unissait. Il aimait faire tourner le liquide ambré dans une grande coupe simplement pour faire durer le plaisir tout en observant discrètement sa femme assise devant lui. Il lui offrait alors son verre pour qu’elle puisse goûter au vin en premier. Il déposait ensuite ses propres lèvres exactement sur la marque des siennes comme s’il venait d’échanger un silencieux baisé.

Le vieil homme revint à lui-même et vit que chacune des pièces était maintenant installée sur l’échiquier sauf sa reine. L’homme aux fleurs fit un geste très gracieux de la main pour l’inviter à commencer.

─ Dites-moi, vous parlez souvent d’une femme qui vous a profondément marqué… Si ce n’est pas indiscret, elle est toujours avec vous ou vous êtes seul?

─ Je ne crois pas qu’on puisse dire le mot « seul » quand quelque chose reste aussi présent en nous…

Le vieil homme acquiesça.

─ Il y a plusieurs années maintenant que Gaïa est décédée… C’est toutefois elle qui a donné la principale forme à mes emportements… Avant de la rencontrer, je me sentais perdu sans même savoir que je l’étais, puis elle a croisé mon chemin… Vous savez, nous avons souvent très peu conscience de celui que nous sommes, ni de celui que nous pourrions être tant que les années passées n’illuminent pas le chemin qu’on a parcouru… C’est peut-être ça aussi la beauté d’être humain… Le fait de ne jamais savoir si nous faisons le bon choix, mais le fait d’avoir justement toujours la possibilité de choisir un côté ou l’autre de l’histoire est extraor-dinaire… Je crois que nous passons malheureusement une trop grande partie de notre vie à chercher la reconnaissance des autres, mais il arrive parfois qu’une sorte de voix intérieure se mette à scintiller… Celle-ci nous fait alors terriblement peur car nous n’avons plus aucun contrôle sur nos émotions, mais du même coup, on sent que c’est la seule issue qui s’ouvre à nous… C’est souvent bien plus tard qu’on constate que cette voix était en fait la vibration ténue de ce que les gens appellent communément l’âme et que nous réalisons toute la chance de l’avoir entendu…

─ Mais cette faible vibration qui donne l’impression d’exister aussi intensément comme vous le dite, n’est-elle pas devenue une véritable cacophonique lorsqu’elle vous a quitté?

─ En effet… C’est un effet physique de la réso-nance… J’aime bien imaginer l’âme comme étant une bulle de cristal que l’on porte en nous dès notre naissance et que l’on protège exagérément en raison de sa grande vulnérabilité… La bulle est là, silencieuse en nous, puis un jour, quelqu’un réussit à percer notre carapace et devient comme une sorte de diapason qui fait résonner le cristal… La bulle se met alors à vibrer comme un verre de vin qui reçoit la caresse d’un doigt, mais celui-ci, tout comme notre âme va cependant se mettre à résonner beaucoup plus fort si un vide est créé par l’absence de ce qui l’avait remplie précédemment… Essayez avec un verre, vous verrez, c’est la même chose…

─ Je crois que mon âme a tellement résonné qu’elle a fini par exploser, lui dit le vieil homme. Il ne me reste plus que des miettes de cristal…

─ N’ayez crainte, le temps fait heureusement des miracles et toutes ces miettes finiront bientôt par se recoller pour former un très joli caléidoscope…

Le vieil homme ressentit un certain réconfort dans les propos du poète. Il ne se connaissait pas depuis long-temps, mais il sentait que cet homme était peut-être en mesure de calmer un peu ses tempêtes comme la photographie l’avait fait durant tant d’années.



*

(À suivre)

Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase. Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister... Si vous aimez cette histoire, vous n'avez qu'à cliquer sur ( Email to a friend) situé tout juste en bas de ce texte pour le partager et n'ésitez pas à laisser un commentaire sur le blog. J'adore vous lire!

2 commentaires:

  1. encore et toujours superbe texte...
    ou pour exercer ton espagnol *sublima como siempre* ;o)
    Nathalie

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