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lundi 9 août 2010

La part des ombres (92 à 96)


Elles avaient pleuré ensemble une bonne partie de la soirée et la jeune femme fut déchirée de n’être pas en mesure de trouver les mots justes pour la réconforter, déchirée d’être incapable de la prendre dans ses bras et de lui insuffler l’espoir dont elle avait probablement besoin. Seules ses larmes furent témoins de sa grande détresse comme de toute son impuissance.


(suite)


*


Octavio fumait la pipe sous un arbre lorsqu’il vit le vieil homme arriver au square. On aurait dit une sorte d’épouvantail ambulant en observant son trop long imperméable qu’il portait malgré cette chaleur intense et ses cheveux hirsutes camouflaient en partie son visage dégoulinant de sueur. Le vieil homme avançait pourtant d’un bon pas en traînant sa vieille carcasse et sa caméra à son cou comme s’il était pressé d’arriver quelque part. Octavio lui envoya quelques messages de fumés tout en lui faisant des signes de la main.

— Si ce n’est pas mon joueur d’échec préféré!

Le vieil homme lui répondit d’un semblant de sourire en s’approchant.

— Vous savez, j’ai passé une grande partie de ma vie à marcher dehors et je vous jure qu’il y a quelque chose qui fait défaut là-haut… Vous avez vu cette chaleur, lui dit le vieil homme en maugréant tout en s’essuyant le front. Y’a plus de saisons!

― C’est fou… Mais regardez à quel point les gens sont heureux de la situation…

― Pfff! Une illusion je vous dis… Vous m’en direz des nouvelles dans quelques années lorsqu’une tempête de neige va nous tomber sur la tête en plein mois de septembre… Ils vont tous vouloir déménager…

― Il y a heureusement des illusions qui tiennent la route, dit-il en inspirant sa pipe et en fermant les yeux un court instant.

Le vieil homme sortit alors de sa poche le gâteau qu’il n’avait pas pris la peine de remballer.

— Vous n’auriez pas un marteau par hasard?

Octavio ne put s’empêcher de sourire en voyant les efforts considérables du vieil homme qui tentait vaine-ment de casser en deux une sorte de gâteau sec.

― Ce serait dommage de briser un si joli biscuit…

― Ce n’est justement pas un biscuit… C’est un gâteau… Et juste entre nous, vous savez c’est quoi de la poudre à pâte?

Le poète éclata de rire en voyant que son ami était sérieux.

— J’espère que vous êtes meilleur photographe que cuisinier…

― Difficile de faire pire… Le vieil homme perdit patience et jeta son gâteau sur le sol avant de se mettre à le briser en miette à coups de talon. Bon! Voilà une bonne chose de faite… Les pigeons vont au moins pouvoir en profiter…

Avant même qu’il ait fini sa phrase, on vit des dizaines d’oiseaux s’approcher du festin sucré. Octavio en profita pour se lever et dans une sorte d’entente tacite, les deux hommes se dirigèrent vers la fontaine.

— Au moins, vous savez qu’il était bon…

― Bah… Avec eux, on ne sait jamais… Ils bouffent aussi les restants de McDonalds…

Octavio ne put s’empêcher de sourire.

― Et dites-moi cher ami, je vous souhaite un joyeux anniversaire ou le gâteau, c’était pour moi?

Le vieil homme resta éberlué un moment.

— Ça y est… Je sais maintenant ce que vous faites ici… Vous êtes détective…

— Non… Je vous l’ai déjà dit…

Le poète se mit à chercher quelque chose dans son sac.

Je ne vous offrirai pas de fleurs, mais j’ai tout de même quelque chose pour vous… Il en ressortit une petite pierre toute ronde qu’il lui offrit cordialement.

— Tenez, c’est pour vous… Bonne fête Monsieur Chrysanthème!

Le vieil homme fut ému par la beauté du geste du poète qui avait fait tourner la pierre entre ses doigts avec une grâce inouïe. Il prit celle-ci dans sa main et ressentit aussitôt sa chaleur tout comme sa froideur. La pierre n’était-elle pas le plus puissant convecteur des émotions de la terre?

Il sentit les larmes lui monter aux yeux, mais laissa passé la crise en prenant une grande inspiration.

— Ce n’est qu’un caillou, lui dit Octavio, mais je le trouvais très beau quand je l’ai ramassé et si on se fit aux Inuits, la pierre est toujours habitée par une âme et c’est l’artiste qui est en mesure de l’extraire de sa carapace en lui donnant sa forme d’origine… Il faut savoir bien regarder pour la trouver et j’aimais la rondeur parfaite de celle-ci… Pour moi, elle représente une belle parabole et je vous l’offre… C’est bien peu, mais une âme dans une poche, ça ne pèse pas beaucoup et c’est parfois utile quand on sent la nôtre un peu perdu…

Le vieil homme aurait aimé le serrer dans ses bras, mais l’émotion était trop forte pour se laisser aller ainsi.

— Je vous remercie, dit-il d’une voix éteinte. C’est vraiment gentil… Je ne m’attendais surtout pas à recevoir un cadeau aujourd’hui… C’est le premier anniversaire que je passe sans ma femme et on dirait que j’ai vieilli de dix ans depuis son départ il y a quelques semaines…

― Vous savez, on vieillit constamment d’une année à la même date pour les statistiques, mais ce ne sont là que des chiffres… Je crois qu’on vieillit bien plus par tout ce qui nous a touchés… Il y a des années qui passent parfois en une seconde…

― Vous avez raison… C’est fou tout de même… Je me souviens très bien que dans ma jeunesse, je me sentais immortel et les années passaient dans l’insouciance alors que j’avais l’avenir devant soi… Ensuite, le temps s’est mis à avancer de plus en plus vite et là, j’ai réalisé que je n’étais pas éternel et je me suis mis à avoir peur de la mort… Je dirais cependant que depuis quelques années, j’ai fini par accepter l’inévitable, mais j’espérais surtout qu’elle survienne en même temps que la sienne…

Ce matin-là, quand je me suis réveillé et que son sommeil l’avait emporté bien loin, j’ai pris sa main et je l’ai serré de toutes mes forces pour aller la rejoindre… Je n’ai toutefois pas eu le courage d’aller plus loin et je m’en veux très souvent de cette lâcheté car je me dis qu’à ce moment-là, il n’était peut-être pas trop tard pour la retrouver…

― Et vous croyez vraiment l’avoir perdu?


(À suivre)

Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase. Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister... Si vous aimez cette histoire, vous n'avez qu'à cliquer sur ( Email to a friend) situé tout juste en bas de ce texte pour le partager et n'ésitez pas à laisser un commentaire sur le blog. J'adore vous lire!

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