
Je me sens toutefois merveilleusement bien avec elle, même si je suis toujours aussi nerveux. On dirait qu’elle me permet d’assumer toute la démesure de ma personnalité et de me laisser inspirer par la sienne, mais du même coup, ses blocages influencent mes élans.
Est-ce possible alors que tout ça ne soit qu’une illusion?
(suite)
*
Le vieil homme dormit très mal cette nuit-là. Il se réveilla à plusieurs reprises dans la solitude d’un lit trop grand, mais surtout beaucoup trop vide pour lui. C’était toutefois une des premières nuits qu’il ne rêva pas à sa femme. C’est plutôt Chopin qui occupa une bonne partie de ses rêves. Le chat de sa mère s’était curieusement immiscé dans ses pensées depuis deux jours et il ne savait pas s’il devait y voir là un signe ou simplement croire à une suite de coïncidences. Il n’avait pourtant jamais éprouvé de remords lorsqu’il l’avait laissé chez le vétérinaire, mais il avait cependant senti le besoin de mentir à sa femme lorsqu’elle lui avait demandé ce qu’il avait fait avec le chat. Il avait préféré lui raconter une histoire plutôt que d’affronter la lâcheté de son geste.
Avant de quitter la maison, le vieil homme sortit une canne de thon et un ouvre-boîte qu’il glissa dans la poche de son imperméable, puis il se dirigea comme d’habitude vers le cimetière.
Le temps était gris et venteux et déjà de nombreuses feuilles s’envolaient des arbres pour être les premières à profiter de cet unique voyage qui allait les transporter parfois bien loin de leur lieu d’origine. Le vieil homme était immobilisé devant la tombe de sa femme lorsqu’il vit s’envoler une des photos qu’il avait collée quelques semaines auparavant. Il eut alors un instant de panique en voyant ce simple bout de papier se mêler à toutes ces feuilles que le vent dispersait comme si on venait de lui arracher un de ses propres souvenirs. Il tenta vainement de le rattraper et c’est dans cette course qu’il vit à nouveau le chat tigré pour la troisième fois en trois jours. Celui-ci était assis sur une pierre tombale et léchait son pelage comme si rien de plus précieux n’existait. Le vieil homme s’arrêta aussitôt et s’approcha doucement de lui. Il ne put s’empêcher de lire le nom inscrit sur la pierre comme s’il s’attendait à y voir apparaître celui de sa mère. Ce ne fut toutefois pas le cas, mais le chat arrêta sa toilette et se mit à observer son visiteur en tendant nerveusement les oreilles. Il semblait maintenant prêt à bondir aux moindres gestes. Leur duel silencieux se poursuivit ainsi pendant un long moment, puis le vieil homme porta la main à sa ceinture comme on aurait pu voir dans un vieux western. Il sortit alors la boîte de thon de son imperméable, puis l’ouvrit avec délicatesse pour ne pas effrayer l’animal. Le chat s’était maintenant levé, mais le cliquetis de l’ouvre-boîte sembla piquer sa curiosité. Le vieil homme déposa quelques miettes de thon sur le tapis de feuilles, puis s’éloigna en emportant le restant de la canne avec lui jusqu’à la sépulture de sa femme.
─ Regarde qui j’ai amené…
Le faux Chopin gardait ses distances, mais il avait tout de même suivi ce curieux mécène.
─ N’est-ce pas qu’il lui ressemble? S’en est même stupéfiant…
Le vieil homme vida alors le reste de la canne au pied du monument.
─ Je sais qu’il y a des chances que je ne puisse plus rien te cacher si tu es là haut, mais j’ai toujours voulu m’excuser de t’avoir menti à son sujet… Ce jour-là, j’ai cru bien faire en te disant qu’une vieille amie de ma mère l’avait pris avec elle, car je savais trop bien que si je t’avais parlé de le faire euthanasier, tu aurais tout de suite refusé et tu aurais même accepté de le prendre chez nous malgré tes allergies… Chopin devait avoir 15 ans… C’est très vieux pour un chat… Et tu crois qu’il aurait pu s’habituer à quelqu’un d’autre que ma mère?
Le faux Chopin s’était lentement approché, attiré par l’odeur du thon, mais il ne quitta pas des yeux le vieil homme qui parlait seul à haute voix.
─ Tu sais, j’ai fait un rêve très bizarre cette nuit dans lequel Chopin était le gardien de tout ce que ma mère semblait avoir oublié… Tu te rappelles qu’à la fin, elle passait son temps à lui parler et même si son dialogue était incohérent, qui sait si ce n’était pas justement sa manière à elle de communiquer avec lui… Je te parle bien à travers une pierre… J’ai donc l’impression depuis ce matin d’avoir assassiné la mémoire de celle qui m’a mis au monde et si tu savais comme je me débats en ce moment avec mes propres souvenirs…
J’ai tellement peur… Peur de te perdre une deuxième fois… Peur de perdre cette illusion pourtant si réelle que tu guides encore mon chemin à travers ce que nous avons vécu ensemble… Je ne veux pas finir comme ma mère… Je ne veux pas t’oublier… Je ne veux pas d’un chat pour mémoire… Je te veux toi, cria-t-il en faisant un brusque mouvement vers l’animal qui s’enfuit aussitôt.
*
Cédrika et Lori étaient attablées devant un café fumant et des chocolatines. C’est Cédrika qui avait réveillé son oiseau de nuit préféré en sonnant chez elle très tôt et en apportant le petit déjeuner. Lili n’était pas seule, mais elle évinça vite fait le prétendant de sa nuit dont elle ne connaissait même pas le prénom. Cédrika resta amusé de voir le jeune homme enfiler son t-shirt en vitesse tout en écrivant son numéro de téléphone sur un bout de papier qu’il s’empressa de remettre à sa meilleure amie. Les salutations furent expéditives, mais Lori prit tout de même le temps de lui planquer un fougueux baiser avant de jeter son numéro dans la corbeille.
─ Bon, une bonne chose de fait, lui dit Lori qui avait encore le visage bouffi de sa trop courte nuit.
─ Tu es vraiment terrible… Pauvre garçon… Tu as jeté son numéro presque devant lui…
─ Bah… Un de plus ou un de moins… C’est tout de même toi la championne des numéros glissés sur des bouts de papier… La seule différence, c’est que toi, tu les gardes pour je ne sais quelle raison puisque de toute manière, tu ne les rappelles jamais…
Cédrika ne put s’empêcher de rire.
─ Alors, c’était comment ce week-end d’amoureux?
─ Arrête Lili avec tes grandes extrapolations… C’était très bien si tu veux savoir…
─ Hey! Ho! On ne fait pas de secret à sa meilleure amie et tu sembles très bizarre ce matin…
Cédrika prit une grande respiration, mais elle ne put empêcher ses larmes de lui monter aux yeux.
─ Je ne crois plus que je vais revoir Gabriel… Dit-elle avec déchirement.
─ Mais qu’est-ce que tu racontes? Ça ne s’est pas bien passé?
─ Au contraire… Ce fut très intense, mais je ne sais pas comment dire… Si tu savais comme je suis mêlée en ce moment… J’ai l’impression de faire la plus grande gaffe de ma vie, mais j’ai peur… Gabriel est tellement intense et il voit à travers moi avec une telle facilité que je me sens toujours sans défense…
─ Et pourquoi as-tu besoin de te défendre? Tu ne peux pas simplement te laisser aimer un peu pour une fois?
─ Je voudrais bien, mais je suis incapable de me laisser aller… On dirait qu’il y a trop de trucs dans ma tête en ce moment… La santé de ma mère, le théâtre, le chant et maintenant Gabriel…
─ Tu es vraiment incroyable… Depuis que je te connais, tu as toujours eu cette tendance à abandonner ce qui pouvait être bon pour toi… C’est comme si tu préférais fuir avant même de décevoir, car la déception est certainement ta plus grande phobie surtout si c’est toi qui déçois les autres…
─ Je sais que c’est ridicule, mais quand Gabriel me regarde, on dirait que je me vois dans un miroir tel que je suis et je suis incapable de comprendre qu’il puisse aimer ce qu’il voit…
─ Bein justement, tu veux être aimé de tout le monde, mais dès que quelqu’un t’aime vraiment pour ce que tu es, tu te sauves… Il va falloir que tu grandisses un jour ma belle… Tu es quelqu’un de merveilleuse qui n’a pas conscience de ce qu’elle peut apporter aux autres… Tu n’es tout de même pas ma meilleure amie pour rien…
Cédrika ne put empêcher ses larmes de couler. Elle se sentait si désemparée.
─ Ne pleure pas Ced… Lori la prit dans ses bras. Prends quelques jours au moins pour y penser… Ce serait trop bête de te faire du mal, car honnêtement, je n’ai pas eu la chance de connaître réellement Gabriel, mais depuis que vous vous fréquentez, je ne t’ai jamais vu resplendir de la sorte à chaque fois que tu me parles de lui…
─ Je sais… Il est parfait pour moi et je le marierais demain matin si j’étais capable de me laisser aller dans ses bras et de lui donner autant qu’il m’apporte… Tu sais quoi, je crois en fait que pour la première fois de ma vie, je n’ai pas à porter un masque devant quelqu’un et ça me met beaucoup de pression… Je le sens de plus en plus amoureux et je ne veux tellement pas lui faire du mal…
─ Ni finir par lui déplaire, lui dit Lori qui était décontenancée par l’attitude de son amie. Bah… De toute manière, c’est toi qui sais vraiment ce que tu ressens… Dans le fond, Gabriel est peut-être seulement un ami pour toi, mais je n’ai jamais ressenti ce genre d’emportement pour un simple ami même si j’ai couché avec plusieurs des miens, dit-elle en riant pour essayer de détendre l’atmosphère.
Cédrika ferma les yeux un moment. Elle ressentait déjà le vide de l’absence de Gabriel, mais une force incroyable la poussait à retrouver sa vie d’avant. Une vie où elle pouvait redevenir la petite Cédrika et éviter tout le reste.
(à suivre)
Aucun commentaire:
Publier un commentaire