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mardi 19 octobre 2010

La part des ombres (160 à 165)



─ Maman… C’est moi…

Les yeux de la vieille dame s’illuminèrent d’un coup en se retournant vers lui.

─ Ohhh… s’exclama-t-elle. Est-ce que tu as apporté Chopin avec toi?


(suite)




II


Octavio venait tout juste de déneiger la devanture de la porte menant au kiosque aux fleurs. L’hiver avait été intense, mais depuis deux jours, on sentait que le printemps revendiquait tous ses droits et que ce n’était plus qu’une question de temps avant de voir le kiosque ouvrir ses portes à nouveau. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il entendit une voix derrière lui le semoncer.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire d’envoyer la neige un peu partout sur mes terres?

Octavio se retourna spontanément, interpellé par cette voix qu’il aurait reconnue entre milles.

— Dites-moi que je rêve… ou peut-être suis-je enfin aux portes du paradis… Vous êtes probablement l’ange venu me chercher?

Donnez-moi un instant et je suis à vous…

Il sortit alors une fleur de sa poche et l’offrit à Cédrika qui ne put s’empêcher de lui sauter au cou tellement elle semblait heureuse de retrouver son poète préféré.

— C’est fou ce que vous m’avez manqué mon bon prince…

— Et que dire de vous ma jolie reine… J’ai même pris le temps de venir vous ouvrir un chemin royal afin que votre palais puisse vous accueillir avec tous les honneurs que vous méritez…

— Si tous mes soupirants étaient aussi attentionnés que vous, je serais la plus comblé des femmes…

— Ils le sont certainement à leur manière, mais que peut une pauvre âme lorsqu’elle est transpercée de plein fouet par le plus déchirant cristal quand vos yeux se portent sur elle?

— N’en est-il pas de même pour vous mon bon prince?

— Hélas non sa majesté… L’âge m’a rendu immortel et il n’y a plus que votre voix qui est en mesure de me terrasser…

La jeune femme éclata de rire.

Je chante si mal?

— C’est tout le contraire, mais j’ai entendu parler d’une pétition de la gent canine du parc qui circule en ce moment contre l’utilisation abusive des ultrasons…

— Ma petite Canaille ne s’est encore jamais plainte…

Octavio lui offrit son plus beau sourire.

— Je suis vraiment heureux de te voir Cédrika…

— Moi aussi, vous m’avez tellement manqué… Ce n’est pas toujours évident d’étudier le théâtre et cet hiver, les cours furent tellement intenses que j’ai réalisé à quel point nos petits moments passés ici étaient encore plus importants dans mon quotidien que ce que j’aurais pu imaginer…

— Et dis-moi, si ce n’est pas trop indiscret, tu as revu Gabriel?

Le visage de la jeune femme passa de la lumière à la blancheur d’une page écrite sur laquelle on venait de tout effacer.

Trop souvent, finit-elle par dire d’une voix sourde. Mais on ne s’est jamais reparlé… En fait, je ne crois pas que lui m’ait vu, mais c’est une longue histoire…

Le vieil homme sembla complètement décontenancé.

— J’ai tout mon temps, lui dit-il. Explique-moi un peu, car tes histoires sont déjà assez compliquées, mais là, je n’y comprends plus rien…

— C’est simple, Gabriel est allé s’asseoir sur le banc du parc où nous nous sommes rencontrés presque à tous les jours cet hiver, même pendant les tempêtes… Je ne crois pas avoir manqué beaucoup de ces rendez-vous, mais sans qu’il ne le sache…

— Tu sais que tu es vraiment terrible… Et tu as fait ça comment?

— Le café où travaille ma meilleure amie est situé juste en face du parc et puisqu’il n’y avait plus de feuilles dans les arbres, je pouvais très bien voir le banc où nous nous sommes rencontrés… J’ai souvent eu peur qu’il se décide à entrer dans le café, mais on aurait dit qu’une entente silencieuse existait entre nous et que nos territoires respectifs ne pouvaient être franchis…

Octavio repensa à Gaïa et à cette guerre de tranchées qu’ils s’étaient livrée pendant plusieurs semaines après leur séparation jusqu’au moment où il avait appris sa maladie. Il s’était alors senti complètement démuni devant ses propres guerres et sa reddition fut instan-tanée.

Tu sais que faire le premier pas est parfois la meilleure manière de donner raison à Mr Einstein et à sa théorie sur la relativité…

Je crois que mon cœur est justement une lune, lui dit-elle avec un soupçon de tristesse.

— La vraie question ne serait-elle pas alors de te demander sur quel côté lunaire se trouve ton cœur…

Un long silence les sépara pour mieux les rapprocher.

Je vois que vous n’avez rien perdu de votre sens de la répartie… L’été sera long, dit-elle en lui décochant un clin-d’œil narquois. Mais ce n’est malheureusement pas encore l’heure de l’ouverture pour la saison… Je suis passé simplement pour me plonger un peu dans l’atmosphère du parc et puisqu’il faisait si beau aujourd’hui, j’ai eu le goût de venir ici…

— Et l’ouverture est prévue quand ?

C’est qu’il y a des centaines de femmes qui attendent de se faire offrir une fleur…

— Mon Don Juan préféré va devoir attendre encore quelques jours… Mon patron m’a parlé du prochain week-end s’il fait beau…

— Je vais donc user de mes contacts célestes afin de vous retrouver très bientôt ma jolie reine… Et d’ici là, ne soyez pas trop sage…

Octavio partit avec sa pelle sur l’épaule comme un pèlerin marche avec son sac sur un sentier pédestre. La jeune femme l’observa un long moment, puis se tourna vers son kiosque avant de regarder à travers la minuscule fenêtre de la porte, espérant y retrouver à l’intérieur une part d’elle-même qu’elle avait quittée quelques mois plus tôt. La pièce était plongée dans le noir et c’est son visage actuel qui finit par se refléter sur celle-ci. Elle fut surprise d’y voir si clairement cette part de mélancolie qu’elle cherchait pourtant à dissimuler depuis le départ de Gabriel.


*


Le vieil homme flattait la tête de Frédéric qui ronronnait contre ses jambes. Sa femme aurait certainement aimé ce chat qu’il avait adopté au cours de l’hiver pour meubler les silences de l’appartement et du même coup, redonner des lueurs de sourire à sa mère qu’il allait maintenant visiter plusieurs fois par semaine. Il avait reçu une permission spéciale de l’établissement afin d’apporter le chat avec lui et dès leur première rencontre, celui-ci s’était affectueusement laissé prendre par la vieille dame qui avait cessé ses éternels balan-cements avec sa chaise pour se concentrer sur cette insondable équation de sa mémoire qui lui avait permis de retrouver son propre Chopin. Elle le laissait pourtant partir avec ce vieil homme qu’elle ne reconnaissait jamais et encore moins comme étant son fils, mais dès qu’il revenait quelques jours plus tard, le visage de la vieille dame s’illuminait à nouveau comme celui d’un enfant réclamant son précieux trésor.

Le chat était calme, à l’image du vieil homme qui semblait presque avoir hiberné depuis quelques mois. Mis à part ses rendez-vous quotidiens avec sa douce ancolie et ses visites à sa mère, celui-ci ne bougea pratiquement pas de chez-lui durant tout l’hiver. Il avait maigri et ce poids qui ne s’était enlevé que sur sa vieille carcasse et non sur son âme semblait l’avoir décharné un peu plus. Il sentait toutefois que le temps avait permis d’éclaircir un peu sa souffrance et il s’était lentement mis à raconter certains souvenirs qu’il conservait précieusement de sa femme à Frédéric, son chat, qui comme le Chopin de sa mère, se prêtait gentiment aux confessions de son maître en échange d’une caresse. Qui sait si Octavio n’avait pas encore une fois raison quand il lui parlait des chemins chaotiques que prend parfois la douleur en nous. « On n’oublie jamais ce qui nous a forgé et même dans les ombres les plus diluées subsiste cette part lumineuse de ce qui nous a tant marquée », lui avait-il dit un jour. Son ami lui manquait et encore plus aujourd’hui lorsqu’il sortit pour se rendre au cimetière. Il ne put s’empêcher alors de sourire devant la douceur du temps qui allait balayer très bientôt les vestiges de ce long hiver pour entrer dans une nouvelle danse de création.


*


(à suivre)

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