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(suite)
8h58…
Monsieur Coton termine son journal et ferme les yeux quelques instants. Dans son imagination, le voilà bien installé dans son bureau vitré d’où il contemple le reste des employés avec le regard fier d’une reine regardant sa ruche en pleine effervescence. Un cadran sonne à ses côtés…
Il est maintenant 9h00…
Monsieur Coton ouvre les yeux et se retrouve dans son minuscule bureau sans fenêtre. Il fait depuis longtemps parti de cette fourmilière où les billets de banque représentent la seule partie tangible de tous les chiffres qui dérouleront devant ses yeux tout au long de la journée.
Même s’il est le seul du département à ne pas utiliser d’ordinateur, sa rigueur au travail et l’absence d’erreurs ne lui ont valu que des critiques positives de ses supérieurs. Seuls quelques employés continuent à s’amuser de ses techniques archaïques, mais de toute manière, Monsieur Coton n’a que très peu de liens avec ses acolytes. Il préfère depuis longtemps une solitude bien orchestrée à cette sensation de désert qui lui assèche la gorge quand il entre en contact avec les autres. Il n’aime pas ouvrir sa porte à une série d’émotions qu’il a pris tant de temps à bien ranger.
Le voici maintenant prêt à commencer sa journée. Il prend un verre, y verse de l’eau jusqu’à moitié et le dépose sur son bureau près d’une carafe d’eau qui lui permettra de maintenir ce verre rempli toujours au même niveau après chacune de ses gorgées. Il ressent alors la réconfortante impression qu’il ne manquera de rien.
Monsieur Coton est un être excessif en tout, pas nécessairement par goût de possession, mais plutôt par besoin de sécurité. Il n’a donc pas deux ou trois crayons de plomb dans son bureau, mais plutôt soixante-deux… Une couleur pour chacune des journées du mois et un double pour les cas de force majeure… « Un accident est si vite arrivé ! »
Il travaille ainsi sans véritable pause jusqu’à 13h00. Puis, tous les midis, il se dirige vers le petit café-bistro de la rue Voltaire « le Gargantuesque. »
Dès son ouverture, Monsieur Coton a adopté ce restaurant situé à moins de trois minutes de marche de la banque. Depuis treize ans et demi, il y déjeune tous les jours. Son nom aux sonorités évocatrices, lui donne l’impression d’être convié à un festin royal. Pourtant, Monsieur Coton n’a jamais commandé autre chose que la Salade parisienne sur le menu, à l’exception du lundi 4 septembre 1992, alors qu’une grève des maraîchers avait provoqué à Paris un manque dramatique de légumes et surtout de tomates, ingrédient essentiel à la confection de ladite salade...
Aujourd’hui, en entrant dans le café, Monsieur Coton est estomaqué de trouver sa table habituelle occupée par un autre client. Il se retourne expressément vers les cuisines pour tenter d’y voir Bianca, cette serveuse sans âge, aux lunettes proéminentes, qui travaille là depuis l’ouverture du restaurant. C’est elle qui lui apporte toujours un menu au cas où comme elle aime bien lui dire… C’est elle dont la voix chantante résonne comme une caresse alors qu’elle lui demande simplement :
« Belle matinée Monsieur Coton? »
Mais aujourd’hui, quelque chose a changé. Monsieur Coton est frappé de plein fouet par la douceur d’un sourire déconcertant, celui d’une autre...
— Je peux vous installer à cette table Monsieur?
Monsieur Coton prend quelques secondes pour retrouver ses esprits avant de murmurer :
— Non non… je vais attendre que ma table se libère…
La jeune serveuse aux yeux chatoyants le regarde avec curiosité, mais n’insiste pas. C’est sa première journée de travail.
Monsieur Coton consulte alors sa montre afin de calculer le temps approximatif que prendra le client pour terminer son dessert. Selon lui, il s’écoulera environ six minutes, réparties ainsi : une quinzaine de bouchées de gâteau séparées par une pause de plus ou moins seize secondes entre chacune d’elles, ce qui donne environ quatre minutes, plus le temps alloué pour des éléments impondérables.
Encore une fois, les chiffres lui donnent raison. Six minutes plus tard, la table se libère!
14h24…
Monsieur Coton ne marche pas d’une façon régulière, il serpente beaucoup plus lentement qu’à l’habitude vers son bureau. Son esprit est nettement ailleurs, même s’il cherche à contenir le flot de ses idées dans le chemin habituel de toute sa rationalité.
14h30… Assis à son bureau, il se plonge dans la sécurité des chiffres afin de mieux oublier...
Cet après-midi-là, Monsieur Coton découvre bien malgré lui que certains états d’esprit ne sont pas nécessairement propices au calcul. Il lui faut absolument oublier le visage obnubilant de cette nouvelle jeune femme qui travaille au restaurant.
La fin de sa journée est particulièrement difficile alors qu’il n’arrive pas à conserver la quiétude habituelle dans laquelle il aime tant évoluer. Ce n’est qu’en retournant vers son appartement qu’il retrouve peu à peu sa tranquillité d’esprit.
Il s’efforce alors de porter une attention accrue à tout ce qui l’entoure malgré le fait que rien ne semble avoir changé depuis la veille. Les deux immenses tours qui ouvrent la voie sur la place de la Nation sont toujours à leur place. Il y passe en vitesse comme tous les jours afin de ne pas être victime des pigeons qui y ont élu domicile. Il observe par la suite avec attention les canards morts et non déplumés qui sont exposés dans la vitrine d’une boutique de volaille. Leur vision le crible toujours d’effrois. Il s’arrête ensuite devant le chocolatier sans y entrer avant de poursuivre sa route jusqu’à la fromagerie du coin où un morceau de fromage au lait cru, déjà préparé à son intention, l’attend. Il passe ensuite à la boulangerie située du même côté de la rue, même si les baguettes y sont moins fraîches que chez son concurrent d’en face. — Monsieur Coton déteste traverser la rue entre les voitures stationnées, car il sait trop bien que c’est là que les pauvres chiens suivent les exigences de leurs besoins quotidiens.
Tout doucement, il oublie le tourment qu’a créé la jeune serveuse dans son esprit, mais en retour, il arrive avec plus de cinq minutes de retard à la blanchisserie de la rue de Vincennes pour y récupérer son costume.
(À suivre)
* Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase.
Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister...
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Merci
Ben
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