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mercredi 27 octobre 2010

La part des ombres (180 à 186)


Les doigts d’Octavio s’agrippèrent un peu plus fermement à la main de Cédrika, puis lentement, il relâcha la pression comme si tout son être venait enfin de se libérer d’un poids qui l’avait tenu éveillé si longtemps.


(suite)


*


« Pendant près de trois ans, nous avons vécu ensemble dans une osmose peu commune. Trois années où chaque matin elle me laissait un message qu’elle écrivait avec un marqueur à paupières sur les fenêtres de mon commerce. Des messages qui résonnaient en moi comme de petites invitations à meubler son absence durant la journée que je passais en compagnie de ses plus grands amants.

Nous n’étions jamais bien loin l’un de l’autre. Elle, dans un minuscule laboratoire de l’autre côté de la ville où elle passait son temps à étudier le cerveau. Moi, dans ma librairie où je me laissais transporter par la lecture de bouquins qui avaient pris un sens particulier depuis sa rencontre.

Nous nous retrouvions chaque soir à un endroit différent pour donner une forme unique à ce quotidien que nous partagions désormais ensem-ble.

Ce matin-là, j’ai été touché par le message qu’elle m’avait laissé


« L’amour, même en ses plus humbles commencements, est un exemple frappant du peu qu’est la réalité pour nous. »


Elle avait signé :

Tendrement! Gaïa xxxx »


J’aime beaucoup ce passage du roman de Guillaume Vincourt. C’est un peu à cause de lui si j’ai décidé d’écrire chaque matin à Cédrika pour essayer de reprendre contact avec elle. Mais ai-je déjà perdu ce fameux contact malgré toute son absence?

On dirait que le temps qui passe me ramène inexora-blement vers elle comme si la fiction de mes pensées dépassait le seuil d’une réalité concrète qui va peut-être m’apparaître plus clairement dans quelques années. Peut-être suis-je en train de rendre encore plus admirable une personne que je connais très peu simplement pour le désir qu’elle puisse exister tel que je l’imagine comme Swan l’a fait si souvent et avec une dévotion totale dans l’œuvre de Proust. Je sens pourtant que toute cette histoire n’est pas qu’une simple utopie, mais depuis ma peine d’amour il y a quelques années, je ne sais plus toujours le vrai du faux quand il s’agit de mes liaisons. La fuite devient donc une excellente manière de conserver mes illusions et je l’ai fait souvent dans le passé tout en m’accrochant à des histoires tellement compliqués, qu’un jour, un de mes amis m’a dit que c’était peut-être une manière inconsciente que j’avais choisi afin de me protéger et de conserver intact le plus intense chapitre de ma vie. Je n’y ai pas cru et je lui ai alors répondu que son raisonnement ne tenait pas la route puisque si c’était le cas, je me serais plutôt mis à collectionner les histoires simples afin de sublimer la seule femme qui fut à la hauteur de mon besoin d’aimer tout en continuant d’être aimé. Il m’a alors gentiment tapé sur l’épaule en me disant que je venais justement de dire le mot-clé. Selon lui, on pouvait aisément me qualifier de junkie de l’amour. J’éprouvais effectivement assez souvent ce besoin viscéral qui me poussait vers des histoires d’une grande intensité en sachant toutefois que celles-ci n’allaient jamais permettre à une autre femme de pleinement exister dans ma vie. Je protégeais ainsi mon histoire tout en continuant de croire que l’amour absolu puisse exister sans par contre accepter le fait que je l’avais tout simplement perdu.

Peut-être avait-il raison dans le cas de plusieurs de mes relations éphémères qui ont jalonné mon existence après le départ de Lydie, mais dans le cas présent, c’est la première fois que je me sens déchiré par la certitude que Cédrika est en mesure de donné une nouvelle mélodie à mes élans. C’est elle la musique derrière toutes les images que j’aime prendre avec mon appareil photo et sans elle, la pellicule reste muette…


*


Le vieil homme fut réveillé très tôt le lendemain matin par les miaulements de Frédéric. Celui-ci tournait comme un lion en cage et malgré les tentatives de caresses de son maître, le chat ne cessa son éternel va-et-vient que lorsqu’il vit son maître se lever. Le bol d’eau était pourtant bien rempli et il restait encore assez de croquettes pour nourrir un boulimique en crise, mais le chat qui l’avait suivi jusque dans la cuisine se remit à miauler comme un bébé qui pleure dans les bras d’un inconnu, illustrant du même coup notre parfaite incompréhension devant leur langage mystérieux.

Le ciel avait la couleur délavée d’un vêtement blanc qu’on aurait nettoyé avec une paire de jeans. Le jour ne faisait que se lever, mais l’atmosphère était aussi lourd que l’état d’esprit du vieil homme qui avait encore une fois très peu et très mal dormi. Il prit Frédéric dans ses bras et le chat se mit instinctivement à ronronner, mais quelques secondes plus tard, celui-ci bondit en direction de la porte d’entrée sur laquelle il se frotta avec une fougue que le vieil homme ne lui avait encore jamais vu. Il alla même jusqu’à se faufiler à l’intérieur de la cage dans laquelle il voyageait lors des visites à la mère du vieil homme. Celui-ci fut surpris de voir son chat démontrer un tel enthousiasme.

— Mais qu’est-ce qui te prend ce matin?

Y’a pas le feu! Dit-il en enfilant son éternel imperméable.

Quand le vieil homme se présenta à l’entrée du cimetière quelques minutes plus tard. La grille en fer forgé était toujours close. Il frappa avec son talon contre les parois jusqu’à ce que le gardien ouvre un volet de sa demeure attenante à l’entrée.

— Ça vous arrive parfois de dormir? Dit-il en maugréant. Il est à peine 6h00 du matin…

— Je n’ai pas regardé l’heure… J’ai été réveillé par mon stupide chat… Frédéric se remit à miauler de plus bel.

— C’est bien parce que c’est vous…

Le gardien descendit et alla ouvrir la grille. Le vieil homme entra sans même le remercier et se dirigea aussitôt vers la sépulture de sa femme. On vit alors plusieurs chats se réfugier derrière les monuments en entendant le son plaintif de Frédéric qui était toujours enfermé dans sa cage. Le faux Chopin pour sa part était lourdement installé sur un des monuments et en voyant passé le vieil homme, il se mit à le suivre comme un goéland suit un bateau de pêche sans jamais le devancer. Rendu devant la tombe de sa femme, le vieil homme ouvrit la porte de la cage afin de libérer Frédéric, mais celui-ci n’osa pas sortir.

— Mais qu’est-ce que tu fais sac à puce?

Il ouvrit alors la canne de thon qu’il apportait toujours avec lui et fit tomber les miettes au pied du monument. Le faux Chopin accourra aussitôt, mais Frédéric, con-trairement à la veille, resta terré dans la cage ouverte. Le faux Chopin semblait pourtant l’avoir accepté sur son territoire, mais cette fois-ci, l’appel du poisson n’eut aucun effet sur le jeune chat qui miaulait à nouveau.

— Désolé de te réveiller si tôt ma belle… Mon foutu chat n’a pas cessé de se plaindre depuis l’aube… Si j’avais voulu me faire réveiller ainsi pour sortir, j’aurais suivi ma première idée et j’aurais adopté un chien… Tu l’entends? On dirait qu’il veut me faire comprendre quelque chose, mais quoi? Je ne suis qu’un photographe moi, pas vétérinaire…

Le vieil homme fit abstraction du chat et se mit à coller une série de photo sur le monument de sa femme. C’est à cet instant qu’il remarqua le gardien du cimetière en train de déposer quelques fleurs sur des tombes dont la pierre n’était plus qu’un amas de lichens. C’était la première fois qu’il le voyait ailleurs que dans son éternelle chaise où il passait des heures à écouter une station de nouvelles sur sa radio tout en s’appliquant à résoudre les énigmes des mots croisés du journal. En le voyant ainsi, il ne put s’empêcher de penser à sa femme qui avait fait ce même travail pendant bien des années. Le vieil homme prit alors son appareil photo pour mieux immortaliser ce moment.

— Tu sais que c’est grâce à toi si j’ai appris à ne jamais cesser d’être surpris, dit-il en regardant la photo instantanée qu’il venait de prendre et qui prenait lentement forme dans ses mains. Il glissa la photo dans sa poche et porta son index contre sa bouche avant de le déposer sur la pierre tombale comme on offre un silencieux baiser. Il se dirigea ensuite vers la sortie du cimetière, mais rendu devant la porte d’entrée, il glissa la photo qu’il venait tout juste de prendre sur la chaise vide du gardien.


*


(à suivre)

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