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lundi 25 octobre 2010

La part des ombres (175 à 180)


— Vous savez qu’à chaque fois que je vous vois, je me mets à douter que la sagesse soit purement une question d’âge…

Octavio aspira sa pipe et laissa une longue traînée de souvenirs s’envoler vers le ciel.


(suite)


*


Un nouveau message fut laissé ce matin-là devant le café où Lori travaillait.

« Elle m’a alors avoué qu’elle m’avait souvent espionné de loin et qu’elle avait adoré me voir marcher dans la rue avec mon immense bouquin de Proust que je traînais désormais un peu partout comme un prêtre tient sa bible. C’était sa manière à elle de prendre du recul sur ses émotions m’a-t-elle dit, comme si elle n’était pas toujours en mesure de jouer au spectateur d’une pièce où elle était elle-même actrice.

Mon esprit cartésien aurait voulu comprendre le sens de sa fuite, mais à cet instant précis, après seulement quelques minutes de retrouvailles, un immense courant intérieur est venu sculpter nos deux corps réunis dans une immortelle œuvre d’art. »

Guillaume Vincourt.


La jeune femme resta muette devant cette image que Gabriel venait de lui écrire. Il lui avait très souvent lu des passages de ce roman qui semblait l’avoir marqué au point d’y relier leur propre histoire, mais Cédrika prit conscience pour la première fois de certaines similitudes qui la reliaient étrangement à cette femme. Elle aurait aimé se trouver devant Gabriel à ce moment et tout oublier dans ses bras. Oublier le poids de sa quête de perfection qu’elle transportait depuis si longtemps et se libérer un peu de son manque de confiance qui lui faisait craindre le jugement des autres, surtout de tous ceux qui avaient de l’important à ses yeux. Elle aurait voulu fuir cette noirceur pour retrouver la source malléable d’une lumière intérieure qu’il avait allumée en elle, mais dont elle était incapable d’accepter. Seul le soleil n’a pas d’ombre pensa-t-elle alors qu’elle rangeait précieuse-ment la petite feuille de papier dans un calepin que Gabriel lui avait offert quelques mois plus tôt.


*


« Un immense courant intérieur est venu sculpter nos deux corps réunis dans une immortelle œuvre d’art. »


Octavio se mit à trembler. Il fut incapable de contrôler sa main gauche dans laquelle il tenait un bouquet de marguerites qui tressaillait subtilement comme lors-qu’on offre des fleurs pour la première fois à une femme. Cédrika remarqua immédiatement le change-ment d’attitude chez son poète. Elle venait tout juste de lui lire le mot que lui avait laissé Gabriel et s’attendait comme d’habitude à voir son vieil ami discourir sur la prose du jeune homme, mais surtout lui donner un sens particulier, mais Octavio s’était plutôt réfugié dans un silence poignant.

Silence qu’il brisa en soupirant le prénom de « Gaïa. »

— Il faut parfois tout perdre avant de réaliser l’ampleur de ce qu’on nous a offert un jour…

Les yeux d’Octavio étaient maintenant fixés sur le bouquet qui venait de prendre une couleur que lui seul était en mesure de percevoir.

— Quand Gaïa est revenue, j’ai cru aux miracles pour la première fois de ma vie… Elle était tellement belle, là, tout juste devant moi et sa fragilité m’a alors fait penser à ces orchidées blanches sur lesquelles on peut percevoir des reflets mordorés selon l’angle que prend la lumière et selon le regard qu’on offre à cette fleur… Le visage de cette femme était lui aussi en constante mouvance, comme si chaque émotion laissait une trace particulière dans la pigmentation que prenaient sa peau et celle de ses yeux… J’étais complètement obnubilé et ma main est restée figée dans un battement de page incomplet de l’œuvre de Proust… Gaïa m’a alors souri comme la toute première fois où j’ai déposé une tasse d’expresso devant elle… C’était un sourire légèrement réservé qui ne savait cacher sa timidité comme une confession qu’elle m’offrait…

Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés ainsi, mais c’est encore elle qui a permis à ma respiration de reprendre un rythme normal en expirant cette boule qui était restée coincée en moi depuis son départ… Nous n’avions pourtant passé qu’une seule nuit ensemble, mais Gaïa avait tout de suite su que plus rien ne serait comme avant et c’est dans cet élan qu’elle m’avait quitté pour mieux me fixer rendez-vous dans les impasses de sa destinée…

Après nos retrouvailles, j’ai très rarement dormi seul, et ce, pendant tout près de trois ans… Trois ans d’un bonheur inaltérable où les gens semblaient devoir cogner à une porte invisible avant de venir me parler en pleine rue… Trois ans qui m’apparaissent maintenant comme trois minutes sur le long échiquier de ma vie qui a suivi… Mais c’est trois ans, je ne les remplacerais pour rien au monde si ce n’est que pour me départir de cet instinct de sabotage qui s’était progressivement fait une place en moi pour culminer par cette journée sombre où tout a basculé…

Cédrika avait arrêté son travail pour mieux écouter Octavio qui lui parlait de Gaïa comme jamais il ne l’avait encore fait. Elle resta silencieuse comme un prêtre dans son confessionnal et laissa parler son ami qui avait repris son monologue comme s’il n’y avait plus rien d’autre que le visage de cette femme qui existait devant lui.

— Ce jour-là, je suis entré comme à tous les jours dans ma librairie et j’ai parti la machine à café avant d’installer les préludes de Chopin qui plaisaient tant à Gaïa… Je me sentais toutefois bizarre depuis quelque temps… En fait, depuis que Maude, sa meilleure amie, était entrée dans ma boutique…

Nous avions longuement discuté ensemble ce jour-là, nous découvrant une passion commune pour les mots de Erri de Luca, son auteur préféré… J’avais moi-même commencé à écrire à cette époque et cette femme le faisait depuis longtemps déjà… Elle avait publié un roman qui se trouvait dans mon magasin et qui avait connu un certain succès… J’ai donc été captivé par le rapport qu’elle entretenait avec l’écriture… J’avais déjà rencontré Maude à quelques reprises, mais ce jour-là, je me suis retrouvé plongé dans un marasme que j’avais connu pendant si longtemps, mais dont Gaïa m’avait peu à peu sorti… Je me suis identifié à cette jeune femme plutôt taciturne qui écrivait non pas pour réinventer le monde, mais plutôt pour s’illusionner consciemment de la petitesse du sien… Mon adoles-cence et ma vie de jeune adulte me furent projetées en plein visage comme seul un souvenir déchirant réussit à nous faire replonger… Nous étions deux éclopés dans le phare luminescent d’une femme qui était sa meilleure amie et pour moi, la seule que je puisse aimer…

Maude était par contre une très belle femme et elle savait user de son charme comme ceux qui savent choisir un vêtement non pas pour la beauté de celui-ci, mais plutôt pour la relation intime qu’il déploie avec leur corps… Je fus donc troublé ce matin-là quand elle est revenue supposément pour acheter un bouquin d’un nouvel auteur dont Gaïa lui avait parlé… Elle m’a alors suivi dans l’arrière-boutique et c’est là que tout a déboulé… J’ai senti son parfum légèrement fruité alors que je tendais le bras derrière elle pour saisir le livre en question… Elle s’est alors retournée vers moi, empri-sonnée partiellement par mon bras toujours tendu et sans savoir pourquoi, je lui ai murmuré cette phrase de Proust:

« L’amour, même en ses plus humbles commencements, est un exemple frappant du peu qu’est la réalité pour nous. »

Puis nous nous sommes embrassés…

Cédrika resta sans voix devant ce déchirant aveu. Elle ferma les yeux un instant pour laisser ses paupières se libérer d’une larme comme une feuille laisse silen-cieusement tomber une goutte de pluie sous le frémis-sement ténu du vent de toute son incompréhension.

Octavio poursuivit.

— Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai entendu la musique de Chopin et j’ai vu Gaïa dans le cadre de porte qui nous observait… J’ai alors instinctivement refermé mes paupières une fraction de seconde pour laisser le temps au mirage de se dissiper, mais seule la violence d’une porte qu’on venait de faire claquer est venue répondre à cette prière inconsciente qui allait devenir un instant plus tard, la plus amère des certitudes…

Octavio se mit à pleurer comme un enfant qui voit s’envoler le bouquet de ballon qu’on vient de lui offrir. Il porta inconsciemment sa tête blanche vers le ciel, espérant y déceler les lueurs de celle qu’il avait tant aimée.

La jeune femme s’approcha lentement de lui et déposa sa main dans celle du poète qui avait laissé tomber son bouquet de fleurs.

— Je suis certaine que vous allez un jour la retrouver…

Les doigts d’Octavio s’agrippèrent un peu plus fermement à la main de Cédrika, puis lentement, il relâcha la pression comme si tout son être venait enfin de se libérer d’un poids qui l’avait tenu éveillé si longtemps.


*


(à suivre)

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