
Cédrika resta songeuse. Elle aurait aimé être en mesure de changer sa manière de percevoir certaines choses dans sa vie actuelle et surtout accepté la simplicité que prend parfois la route du bonheur, mais elle savait qu’on n’efface pas aussi facilement vingt-deux ans de vie avec une conscience qu’un père nous a indirectement imposée.
*
C’est fou comme je me sens fragile ce matin. Je lui ai donné rendez-vous au parc cet après-midi, mais j’avais besoin de venir ici avant pour bien baliser le secteur. Je me suis dit qu’avec des pierres, ce ne serait pas très original alors j’ai choisi d’acheter plusieurs sacs d’arachides et comme le petit poucet, j’ai tracé un chemin. En fait, j’ai plutôt dessiné un immense cercle de plusieurs mètres qui entoure ce banc, ainsi qu’une bonne partie de l’allée. Ce territoire nous servira peut-être de bulle si jamais elle ose venir à ce rendez-vous. Nous aurons alors probablement la visite d’un curieux cortège d’écureuils qui vont venir se régaler de ce trésor tombé du ciel, mais j’aime imaginer qu’ils seront surtout les témoins privilégiés de ce moment.
J’ai par contre très peur de l’éventualité de cette rencontre si elle a lieu. Je souhaite presque m’être trompé et que cette femme, dont je ne sais toujours pas le nom, ne soit qu’une sorte de négatif d’une photo alors que mes yeux n’y voient en ce moment que la lumière de son développement…
Je m’étais pourtant juré de ne jamais plus ressentir un tel élan pour quelqu’un et d’offrir plutôt à la blancheur d’une page, toutes les couleurs de mes emportements, mais on est si faible quand survient le cri du cœur.
J’attends…
… Je l’attends…
…sur ce banc qui est déjà un peu le nôtre et que ma conscience voudrait me faire quitter de peur d’y laisser cette part de rêve qui aujourd’hui encore, me permet d’exister.
Je me demande toutefois si c’est mieux de vivre l’illusion du bonheur pour éviter de souffrir ou plutôt d’oser encore une fois ouvrir une parenthèse sans savoir à quoi ressemblera le point d’exclamation de sa fin?
Je voudrais tellement être capable de choisir, mais je me sens trop emporté pour écouter mes peurs mais du même coup, beaucoup trop faible pour les affronter.
« Un jour, je me suis retrouvé avec elle sur le vieux Colorado River Bridge qui se trouve au Costa Rica et qui est le plus haut pont d’Amérique. C’est aussi l’endroit le plus élevé au monde où on peut faire un saut de bungee en tandem. Vous ne me connaissez pas, mais mes amis vous confirmeront que j’ai une peur bleue de tout ce qui est plus haut que ce qui peut être enjambé. Je vis même souvent dans le noir puisque j’ai peur de grimper pour changer une ampoule grillée, mais ce jour-là, j’ai sauté du pont comme un oisillon, poussé par la simple puissance d’une confiance aveugle que j’éprouvais à ce moment et surtout à travers le regard de celle qui d’une seule phrase, avait su guider mon élan. « On se donne rendez-vous entre le ciel et les étoiles », m’avait-t-elle dit en prenant ma main.
Et nous nous sommes envolés… »
*
Le soleil levant venait tout juste de traverser la cime des arbres du cimetière. Il était encore très tôt, mais le vieil homme avait conservé cette habitude de se lever à l’aube pour assister à la lente procession de la lumière. Sa femme adorait ces instants d’ambivalence où la clarté du jour caressait timidement chaque objet endormi. Elle partait alors avec sa truelle et son arrosoir en direction de ce même cimetière où elle reposait maintenant, mais pendant plusieurs années, elle y avait fleuri les sépultures des oubliés. C’était elle la « Robin des bois » de l’endroit, dérobant ici et là des fleurs qu’elle déposait par la suite sur des tombes qui n’avaient plus que le vert-de-gris pour les colorer.
Le vieil homme avait par contre décidé de fleurir la sépulture de sa femme à sa manière. Il venait ici chaque matin et à défaut de sentir le cruel parfum de son absence à travers des fleurs qui tôt ou tard, mourraient à leur tour, il amenait ses photos qu’il avait prit la veille, puis les collait à l’envers directement sur le tombeau de marbre dans lequel elle reposait. C’était sa manière de conjurer leurs deux réalités; lui, en laissant s’échapper des fragments ombragés de son quotidien et elle, pensait-il, en gardant contact avec cette part lumineuse qu’elle serait certainement en mesure de voir à travers les photos de son « Âme »i.
Le vieil homme observait maintenant le monument de sa femme avec une attention toute particulière. Il laissa divaguer son esprit en regardant le jeu des ombres qui faisait momentanément disparaître la date qui y était inscrite. Il resta ainsi un long moment, sans bouger, sans que plus rien n’existe si ce n’est que cette alternance entre la lumière de ses souvenirs et la noirceur de son présent. Avant de quitter, il prit toutefois quelques clichés de la sépulture pour être bien certain que tout ça, ce n’était malheureusement pas un mauvais rêve...
*
(À suivre) * Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase. Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister... Si vous aimez cette histoire, vous n'avez qu'à cliquer sur *( Email to a friend) situé tout juste en bas de ce texte pour le partager et n'ésitez pas à laisser un commentaire sur le blog. J'adore vous lire!
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