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C’est donc en compagnie des deux Chopin que Monsieur Coton décida d’aller acheter un billet d’avion en direction de Montréal...
(suite)
*
Eva est arrivée à Perpignan le 23 décembre au soir. Elle avait finalement réussi à convaincre son patron de lui donner une semaine de congé pour aller fêter Noël avec sa famille qu’elle n’avait pas vu depuis très longtemps.
Pendant tout le trajet, elle s’était plongée dans un bouquin avec une ardeur inhabituelle afin d’amenuiser les réactions qu’elle appréhendait face à tous ces souvenirs qui l’attendaient là-bas. Eva savait trop bien qu’elle ne pourrait pas toujours fuir et que tôt ou tard, elle allait devoir entrer dans le grenier de son enfance et là, se confronter à son passé avec toute ses peurs, mais aussi l’enivrement d’un adulte retrouvant son vieux coffre à jouets. Mais pour l’instant, elle s’efforçait de penser uniquement à ses parents qui lui manquaient énormément.
Elle réalisa qu’elle était de retour chez elle au moment où elle débarqua du train et qu’elle retrouva cette odeur si particulière au climat du sud de
Ses parents étaient là, main dans la main, comme s’ils venaient tout juste de se rencontrer. Les deux amoureux se mirent à scintiller encore plus lorsqu’ils la virent débarquer. Eva leur sourit et sans réfléchir, elle s’élança vers eux avec un enthousiasme qui la fit fondre en larme dans les bras de ses parents. C’était la première fois qu’elle remettait les pieds ici depuis…
*
― Tu t’es mis à la mode des bijoux maintenant?
La vieille femme regardait malicieusement le pendentif qu’il portait à son cou. Monsieur Coton était toujours penché au-dessus de la chaise berçante d’où sa tante n’avait pratiquement pas bougée depuis 40 ans. Il s’apprêtait, avec un certain dégoût, à l’embrasser.
Il fit ensuite un calcul rapide et en arriva à la conclusion qu’elle avait dû faire environ 164 250 000 allers-retours entre la seule fenêtre de son lugubre appartement et sa table de cuisine, elle, qui vivait une grande partie de sa vie dans l’éternel balancement de cette chaise. Il ne lui avait jamais connu d’autres objets précieux, mis à part sa vieille bicyclette d’avant-guerre qu’elle entretenait toujours avec soin et qui lui servait de moyen de locomotion lorsqu’elle se rendait au village de cette grisâtre Bretagne.
Monsieur Coton aurait bien aimé pouvoir laisser tomber cette tâche annuelle qu’il exécutait toutefois avec parcimonie, mais jamais il n’avait eu le courage d’aban-donner cette femme, même si elle semblait profon-dément le détester. Cette visite constituait une sorte de pèlerinage dans les méandres du seul lien familial qui lui restait.
Il savait maintenant qu’il allait entendre ses complaintes et ses railleries pendant tout le reste de cette soirée de Noël où ils allaient manger comme à chaque année les restants du repas de la veille et où il allait ensuite lui offrir sa traditionnelle boîte de chocolats.
― La boîte est plus petite qu’à l’habitude… Dit-elle en lorgnant avec indifférence le cadeau qu’il venait de lui déposer sur les genoux. Elle enchaîna tout de suite après avec des propos désobligeants à l’endroit de son défunt frère, le père de Monsieur Coton.
― Encore plus grippe-sous que ton père… Tu ne devrais même pas te donner la peine de les emballer! Tu le sais bien, je suis diabétique depuis ma naissance et ton père a toujours voulu me tuer avec ses foutus chocolats! Et toi tu perpétues ses manigances… C’est peut-être finalement une bonne chose de les emballer, ça me permet de les offrir en retour à mon affreuse propriétaire qui ne vit que pour essayer de maigrir, mais je sais qu’elle est incapable de résister aux sucreries… Tant pis pour elle!
Sa tante n’avait jamais accepté le rôle de fille modèle qu’avaient essayé de lui inculquer ses parents à l’époque. Béatrice avait toujours eu besoin de liberté et ne s’était jamais mariée par défi, disait-elle, mais surtout par laideur pensa-t-il. Elle avait toujours détesté son frère aîné qui avait suivi parfaitement les traces de son père avec une rigueur exemplaire en devenant notaire tout comme lui. Celui-ci venait tout de même la visiter à chaque Noël avec son fils pour soulager sa conscience. Jean Coton avait donc continué ces visites annuelles même après la mort de son père plutôt par habitude que par goût. Cette vieille femme allait toutefois peut-être lui donner enfin l’occasion de raconter l’aventure dans laquelle il était plongé depuis quelques mois.
― Vous avez fait mention un peu plus tôt de mon pendentif… Il appartient à une amie que j’apprécie beaucoup…
― Qu’est ce que tu racontes…Comment une femme saine d’esprit pourrait-elle vouloir d’un homme comme toi ?
Monsieur Coton ne sembla pas offusqué par la réplique tant il s’était déjà envolé aux côtés d’Eva-Nescencia dans sa tête.
― Si vous saviez comme elle est belle… C’est à elle que Monet devait penser en peignant ses Nénuphars… C’est pour elle que Chopin a écrit ses Nocturnes, Eluard ses poèmes, moi mes voyages…
― Et pourquoi n’est-elle pas avec toi pour fêter Noël si elle est si extraordinaire?
Monsieur Coton continua à rêvasser sans lui répondre alors que sa main s’était doucement figée sur le précieux pendentif.
― Elle s’appelle Eva… Eva-Nescencia…
― Avec un tel nom, elle ne doit pas être française…
― Nous voyageons beaucoup ensemble, mais si vous saviez…
Sa voix à cet instant prit la forme du chant d’un oiseau à l’aube.
― Demain, nous partons pour Montréal… Je la retrouverai là-bas…
La chaise berçante s’était soudainement arrêtée et tante Béatrice fixa son neveu d’un air éberlué comme un soldat qui prend soudainement conscience qu’il a probablement perdu la guerre. Elle savait maintenant que ses propos n’auraient plus jamais la même emprise sur lui. Il y a des gens qui prennent une grande partie de leur vie avant de naître et c’est à un de ces élans tardifs qu’elle avait l’impression d’avoir assisté.
*
(À suivre)
Vous avez certainement des gens dans votre entourage qui savourent le silence d'une virgule ou le tumulte d'un point à la fin d'une phrase. Si les mots sont les mystérieux passants de l'âme, ils ont toutefois besoin d'un regard pour exister... Si vous aimez cette histoire, vous n'avez qu'à cliquer sur ( Email to a friend) situé tout juste en bas de ce texte pour le partager et n'ésitez pas à laisser un commentaire sur le blog. J'adore vous lire!
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